Argument pour le Congrès de la NLS

Images intégrées 1

XIe
Congrès de la NLS – Athènes, 18 & 19 mai 2013

Le sujet
psychotique à l’époque Geek
Typicité et
inventions symptomatiques

Dans un
monde où chaque « Un » est appareillé à son « i-objet », un
monde où être geek[1]
constitue un style de vie ordinaire, que devient ce que nous appelons
psychose ? Le triomphe des « i-gadgets » comme objets hors-corps
a bouleversé les rapports entre les parlêtres, jusque-là codifiés par ce que
Freud nommait le programme de la civilisation. Du XXè au XXIè,
nous sommes passés du siècle des discours qui nouent le lien social, au monde de
l’Un-tout-seul qui trouve appui sur le symptôme comme lien social
alternatif. 

Dans son intervention
du Congrès de Tel-Aviv, qui fera référence pour celui d’Athènes, Éric Laurent
propose pour la NLS « une enquête sur la façon dont nous lisons dans la
pratique qui est la nôtre aujourd’hui ce que le mot de psychose veut dire pour
la psychanalyse »[2].  On peut en effet généraliser l’effort
psychotique, qui consiste à ordonner le monde sans le secours des discours
établis, à l’effort général de l’écriture du symptôme de chacun. Cette marque
symptomatique, sceau sur le corps, trace dans lalangue, ou encore invention forcée, consiste en une réduction de la
fuite du sens. À l’envers, le surf sur la toile affolée du web est présenté comme le tonneau des Danaïdes du XXIè
siècle. Ainsi pour Raffaele Simone, la médiasphère produit une révolution de
l’esprit plus large et plus pénétrante que celle que Platon pouvait craindre
dans Phèdre sur l'avènement de l'écriture[3].
Plutôt que d’adopter une attitude d’affliction nostalgique, nous dirons comment
la psychanalyse accueille ces nouvelles formes de livres en live que chacun écrit à son image, facebook privé toujours plus ouvert sur le monde,  exposition de son propre cas en remaniement
permanent. Simone est cependant plus proche de Lacan lorsqu’il considère que les
médias ne sont pas l'extension de l'homme, mais au contraire, l'homme
l'extension des médias. L’« i-objet » n’est-t-il pas un organe
supplémentaire dont les blogueurs que nous sommes cherchent la fonction ?

Dans ce
contexte de grand désordre dans le réel[4],
la psychiatrie s’est éloignée toujours plus des signes constituants de la
psychose  au profit du silence des
organes (au point de perdre tous repères, par exemple, sur le cas de Anders
Behring Breivik). Pendant ce temps, la psychanalyse, plutôt que de s’affliger
du déclin de l’imago paternelle, a révélé l’arbitraire du père, sa dimension de
fiction, pour s’attacher toujours plus à l’enveloppe formelle du symptôme. Ainsi
vise-t-elle le noyau de jouissance du symptôme dans ce qu’il a de plus réel,
constituant du même coup, pour le parlêtre, son point d’ancrage le plus
singulier.

De nombreux
discours tentent d’ordonner le monde. Lacan en a formalisé quatre, plus le
discours capitaliste « qui les ronge tous, où c’est l’objet a qui passe au zénith et redistribue les
permutations possibles »[5]. À
ce mouvement de la civilisation qui devient plurielle correspond la bascule
conceptuelle chez Lacan du passage de la première à la seconde métaphore
paternelle[6].  Ce n’est plus le Nom-du-Père mais l’ensemble
de la langue qui prend en charge les phénomènes de stabilisation de la
signification.  Cet Autre que Lacan
barrait d’un trait pour marquer qu’il ne tenait son assurance que d’une
fiction, cet Autre qui donc n’existe pas, force chacun à produire la
singularité de sa trajectoire.

Il nous
faudra, dans les travaux du Congrès, mettre l’accent sur l’invention
symptomatique, sur le bricolage subjectif singulier qu’appelle l’époque de
l’Autre qui n’existe pas[7] et
ses « i-objets ».  Autrement
dit, comment le sujet fait-il de son symptôme une langue ? Comment se
saisit-il des objets pour en faire des organes fonctionnels ? Éric Laurent
le souligne : c’est du sujet dit psychotique que nous avons à apprendre
comment, pour chacun, l’ensemble de la langue prend en charge l’effort de
nomination de la jouissance. Ainsi , la bonne façon d’être hérétique dans la
psychanalyse de l’après Œdipe[8]
serait « celle qui, d’avoir reconnu la nature du sinthome, ne se prive pas
d’en user logiquement, c’est-à-dire d’en user jusqu’à atteindre son réel, au
bout de quoi il n’a plus soif. »[9]  Reconnaître la nature du sinthome, c’est
« reconnaître la façon dont la substance jouissante est prise en charge
par la langue elle-même et l’ordonne »[10].  C’est l’organe-langage qui fait du sujet un
parlêtre, ce qui implique qu’en même temps qu’il lui donne l’être, il lui
refile un avoir, son corps.  En les
signifiantisant, l’organe-langage déchausse les organes du corps, ce qui les
rend problématiques et nécessite de leur trouver une fonction,  sans le secours d’aucun discours établi pour
le dit schizophrène[11].

Nous
pourrons ainsi décliner le catalogue des inventions psychotiques[12] :
invention d’un discours, d’un recours pour pouvoir faire usage de son corps
dans le cas du schizophrène, invention d’un rapport à l’Autre pour surseoir au
lien social dans le cas du paranoïaque, invention impossible dans le cas du
mélancolique, invention d’un point d’ancrage ou d’une identification dans le
cas des psychoses ordinaires. La non-invention constitue par ailleurs une
classe tout aussi intéressante du fait que le traumatisme de la langue y
apparaît pur.

Notre
effort, déclare E. Laurent, se trouve cependant à l’envers des tentatives classificatoires.
Il y a un horizon de l’inclassable dans la psychanalyse qui vise cet effort
pour que le symptôme puisse désigner la singularité d’un sujet. Mais cette
extension à l’ordinaire de la psychose, le « tout le monde est fou »,
ne veut pas dire que tous soient psychotiques. « Il ne s’agit pas de
confondre les leçons du sujet psychotique qui portent sur l’ensemble du champ
clinique, avec une catégorie clinique comme telle qui deviendrait la catégorie
majoritaire de notre expérience »[13].  Ainsi notre enquête devra également explorer
« comment se transforme le nom-du-père ordinaire de l’existence, une fois
que nous avons notre horizon de l’inclassable »[14].  Et nous retrouverons avec la dimension du père
comme fiction, la typicité de la psychose, et les phénomènes de déclenchement
liés à la rencontre avec « Un père », phénomènes qui ne relèvent pas
de l’invention. 

Le délire
ordinaire, c’est l’effort d’invention d’un geek.  « On est sûr que c’est un délire quand
ça reste d’Un-tout-seul. […] Est-ce que ça arrive à faire lien social ou
pas ? Il y a parfois une contingence là-dedans. Il y a des formes de
délire dont on voit bien qu’elles ne peuvent se socialiser »[15].
Mais les fanatismes religieux, les thérapies autoritaires ou encore
l’évaluation généralisée ne révèlent-t-ils pas un furieux appel au père ?
À ces formes triomphantes du collectif, la psychanalyse n’oppose-t-elle pas une
réponse inédite en tant qu’expérience de traversée des impasses du « Un-tout-seul » ?
C’est la question que notre enquête sur la psychose à l’époque geek pourra contribuer à résoudre.

Dominique
Holvoet



[1] Geek, terme d'argot américain qui
désignait à l'origine une personne bizarre perçue comme trop intellectuelle. Peu
à peu utilisé au niveau international sur Internet., le terme est revendiqué
par les adeptes des gadgets de haute technologie. Selon l’Oxford American
Dictionary (en), l’origine du mot se trouve dans le moyen haut-allemand Geck,
qui désigne un fou, un espiègle et du néerlandais Gek qui désigne quelque chose
de fou. (source : wikipedia)

[2] Laurent E., « La
psychose ou la croyance radicale au symptôme », intervention au Congrès de
la NLS à Tel-Aviv à paraître dans Mental n°29 en janv. 2013, paru en anglais
dans Hurly-Burly n°8, oct. 2012.

[3] Simone R., Pris dans la toile, l'esprit aux temps du web, Gallimard, à
paraître dans la traduction française le 15 nov. 2012. Version originale en
italien : Presi nella rete. La mente ai
tempi del web
, Saggi, avril 2012.

[4] Référence au titre du
prochain congrès de l’AMP à Paris en 2014. Intervention de J-A Miller paru dans
Lacan Quotidien 63, disponible sur le site de la NLS

[5] Laurent E. op.cit.

[6] Miller J-A, Extimité,
Cours du 5 février 1986.

[7]Miller J-A, « L’invention
psychotique », Quarto, 80/81, 2004 :
« L’Autre n’existe pas veut dire que le sujet est conditionné à devenir
inventeur ». Paru en anglais dans Hurly Burly n°8.

[8] Caroz G., voir son excellent
argument pour PIPOL 6, « Après l’oedipe ». Le Congrès de la NLS à Athènes
s’inscrit à ce titre dans la perspective du 2è Congrès Européen de psychanalyse
organisé par l’EuroFédération les 6 et 7 juillet 2013. (europsychoanalysis.eu)

[9] Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, (1975-1976), Paris, Seuil,
2005, p. 15.

[10]
Laurent E., op.cit.

[11] Lacan J.,
« L’Etourdit » (1972), Autres
Ecrits
, Seuil, 2001, p. 474.

… de ce réel : qu’il n’y a  de rapport sexuel,
ceci du fait qu’un animal a stabitat qu’est le langage, que d’labiter c’est
aussi bien ce qui pour son corps fait organe, – organe qui, pour ainsi lui
ex-sister, le détermine de sa fonction, ce dès avant qu’il la trouve. C’est
même de là qu’il est réduit à trouver que son corps n’est pas-sans autres
organes, et que leur fonction à chacun, lui fait problème, – ce dont le
dit schizophrène se spécifie d’être pris sans le secours d’aucun discours
établi.

[12] Miller J-A, ,
« L’invention psychotique », Quarto,
80/81,
p. 9, 2004.

[13]
Laurent E., op.cit.

[14]
Laurent E., op.cit.

[15] Miller J.-A., op. cit., p. 13.

Back to list