Compte rendu de la Journée intercartel du Kring Voor Psychoanalyse de la New Lacanian School,
22 juin 2013
Par Thomas Van Rumst
“Sans diarrhée, pas d’entrée!”
Non, ceci n’était pas la condition d’admission qui expliquerait pourquoi les chaises du Hof van Watervliet étaient si bien remplies. Cependant, il fallait avoir lu les textes qui ont été envoyés à chaque participant, puis commentés par deux discutants en présence de l’auteur. C’était la nouvelle formule de la Journée intercartel de l’année 2013, mais comme Nathalie Laceur, secrétaire des cartels le laissait entendre, la possibilité d’un changement de formule restait ouverte pendant toute la journée. La répartition des textes en quatre volets, ainsi que leurs titres restaient également sujet à discussion. Caprice féminin ou ouverture à la contingence ? C’est selon, mais quel suspense! Special guests cette année étaient Erwin Jans, dramaturge et ainsi extime parmi les discutants; Philippe Bouillot, psychanalyste et responsable thérapeutique au Courtil et Alexandre Stevens, psychanalyste, psychiatre et fondateur de la même institution qui accueille des enfants et jeunes adultes dans une orientation lacanienne. Le travail quotidien des derniers n’est donc pas sans lien avec le thème de cette année : La clinique des psychoses aujourd’hui. Typicité et inventions symptomatiques.
“Sans diarrhée, pas d’entrée!” était une première surprise lors de la discussion du texte de Joost Demuynck sur l’Homme aux loups. Joost dessinait le parcours peu connu de l’Homme aux loups après ses analyses chez Freud et MacK Brunswick, analyses où il reçut les nominations de “Homme aux loups” et “paranoïaque”, qu’il refusait. La dernière nomination dans ce parcours est Paul Segrin, peintre de natures mortes. Se faire un nom, tel que Lacan l’avait épinglé dans le cas de Joyce, n’est pas à généraliser trop hâtivement tel qu’il s’avère dans les flambées délirantes qui suivaient certaines nominations. Avant de reconnaître le sujet comme “artiste”, accueillons d’abord ses inventions. Elles visaient chez Paul Segrin l’extraction du regard, ce qui chez l’Homme au loups se produisait dans le réel. Touché au joint le plus intime du sentiment de la vie, il n’avait pas l’accès au monde, accès qui lui était barré par un voile. Il y entra après un vidage brutale de ses intestins. Sans voile, mais alors complètement replié sur lui-même, il se laissait absorber par les points noirs sur son nez. Avec Paul Segrin le tableau venait à la place du voile et sa fixation au regard trouva son image dans la fixité de la nature morte.
Le volet “inventions singulières” a été complété par l’étude sur la férocité psychotique de Wittgenstein par Abe Geldhof. Alors que la philosophie considère qu’il y a un Wittgenstein I et II, Abe propose que ces deux philosophies sont deux réponses au même phénomène élémentaire et qu’ils sont, du point de vue clinique, en continuité : il s’agira dans toute son œuvre d’isoler, dans la langue, une zone d’univocité. Une chasse féroce à l’équivoque jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’énigme : tous les problèmes philosophiques, qui sont pour lui des problèmes linguistiques, ont été résolus une fois pour toutes. Ceci en isolant un signifiant tout seul (Wittgenstein I) ou en neutralisant la dialectique dans le rapport entre deux signifiants (Wittgenstein II). Le premier Wittgenstein, celui du Tractatus, posait une série de “propositions élémentaires” : des tautologies hors-sens qui lui servaient de suppléances, ce dont témoigne le surgissement des colères, pensées suicidaires et passages à l’acte lorsqu’il était sommé d’expliquer, de joindre un S2 à ses propositions. Wittgenstein lui-même conclura que la solution de tous les problèmes philosophiques et linguistiques mène à une logique morte, morte de par la fixité de la certitude psychotique qui se loge dans ses axiomes, contrairement aux axiomes dans la logique qui se fixent d’une façon plus pragmatique. Mais n’y a-t-il vraiment qu’un Wittgenstein ? Quelqu’un dans le publique mentionnait le Wittgenstein du meaning is use. La signification n’est pas à fixer d’avance avec des définitions et des propositions, mais s’engendre d’un usage qui fait du langage un organon, un outil partagé dans un certain Lebesform, un lien social. Ici, il part de l’équivoque généralisée que l’on ne pourra jamais neutraliser complètement : cela restera toujours relatif au lien social donné. Cette impossibilité serait après tout un réel par où quelque chose du vivant peut s’introduire dans sa logique.
La contribution de Veerle De Wilde autour de Antichrist de Lars von Trier ouvrait le volet suivant: “féminité et psychose”. Erwin Jans situait cette tragédie familiale dans la série Électre, Clytemnestre, Antigone et Médée: œuvres qui font passer la civilisation par le prisme de la féminité et où les femmes incarnent des figures du deuil, du manque. Leur jacasserie est le retour au sein de la civilisation de ce que cette même civilisation a violemment opprimé, lisez : refoulé. Il pose alors, suivant Veerle, que la femme dans Antichrist se présente à l’homme comme le Sphinx devant Oedipe. Ne faisons pas ici l’application de la psychanalyse aux personnages, mais plutôt l’exploitation de la structure. On ne peut attendre plus d’une oeuvre d’art. Dans ce film, la structure se révèle à partir du non-rapport sexuel, ce qui fait que la jouissance apparaît au premier plan, jouissance qui se présente sous le nom de nature. Les rapports que cet homme et cette femme ont avec cette nature diffèrent selon leur sexuation. Pour l’un, la nature est ce qui va de soi selon certaines lois. La femme au contraire, s’assujettit à un Autre cruel qui crée, mais qui détruit surtout. Ce film fourmille littéralement de chair vivante au bord de la mort et la mort gît derrière, voire même dans chaque arbre. La forêt vierge est parsemée de cadavres et de branches mortes : dans l’Eden de cette femme ne résonne aucun hurlement du grand méchant loup, juste “le cri de ce qui va mourir.” C’est dans la femme comme Sphinx que l’homme trouvera l’heure de vérité de son fantasme. Anne Lysy se demandait à juste titre qui est en fin de compte le héros dans cette tragédie ?
La série de contributions cliniques s’entamait avec le texte de Lien Haustraete. ‘Clinique’ à entendre comme ‘sous transfert’. La question de ses conditions se posait d’emblée. Andrea parle surtout de sa “vechtscheiding” (divorce de combat/combat de divorce) d’avec son mari, mari chez qui est située toute initiative: il la frappe, elle le frappe et ne sait plus s’arrêter. Elle devient agressive lorsqu’elle est “coincée” et doit trouver “une place stratégique”, “une sécurité” afin de pouvoir parler. La sécurité, qu’elle recherchait dans les séances de groupe, consistait à écouter les autres pour qu’elle ne doive pas parler. Le support qu’elle trouvait dans sa relation avec son mari la préservait de s’occuper d’elle-même et ne relevait pas d’une identification. Son mari l’avait sauvée de ses parents, ce qui faisait qu’elle ne devait plus penser à son passé. Lorsqu’elle tomba enceinte, il se mit à boire et venait alors son tour de le sauver. Andrea cherchait tout le temps comment aider les autres “pour ne pas penser à moi-même,” point où elle devenait agressive. Son histoire, dit-elle, “en est une de sauver ou se battre”.
Le cas de Jonas Verbauwhede parlait d’un jeune homme qui était l’objet de négociations dans sa fratrie. Il était ingérable et sale. En incarnant le déchet, il faisait ainsi objection à leurs tentatives de réaliser le désir posthume de la mère. Au-delà de la bataille éducative autour de la propreté, la question cruciale est celle de sa place, parce que Chris n’habite pas le langage. Non seulement il n’est pas très verbal ; il est exilé du symbolique. Alors, où nouer quelque chose d’un symptôme ? Alexandre Stevens signalait deux pistes possibles : le handball, où Chris se sentait vraiment à sa place, et la place que l’on peut donner à sa série préférée Familie, famille symptomatique à venir. Deux pistes de régime sémantique basse, à l’encontre d’une restauration d’un Autre toujours déjà en trop pour lui. Il était surpris lorsque l’institution intervenait contre cet Autre. Elle aussi doit trouver sa place : là où il l’attend le moins.
Le cas suivant du volet “under construction” était de Catherine Roex. La plainte de Chantal autour de son nouvel amant avait un caractère hystérique, mais ne sortait pas de la banalité. La position de Catherine dans le transfert n’était pas celle d’un savoir supposé, mais celle d’un “coach pour la vie quotidienne” qui visait à faire consister un corps en dehors du sens. La question par rapport au scandaleux de son amant était surtout une question sur ce que l’on peut faire ou pas : “Est-ce normal ?” Elle était attirée par lui, non pas par séduction, mais par ses vêtements : Chantal aime “le chic”. The use of chic is the meaning of chic, comme le signalait Philippe Bouillot, et cet usage consistait en un autre serre-joint pour son corps, avec une étoffe phallique en plus. Cependant, son amant était imprévisible et elle ne trouvait aucun modèle pour s’appareiller dans cette situation. Sans l’instrument du manque, elle ne pouvait pas traiter l’inconsistance de l’image, ce qui faisait que son état oscillait avec l’état de son identité imaginaire.
Dernier du volet : le cas de Pieter-Jan Van Haecke, où l’on ne peut pas encore parler de symptomatisation, mais plutôt du traitement d’une menace. Un jeune homme au style de vie sauvage, devient “sage” après un accident de voiture. En devenant sage, il arrête son auto-médication (alcool, drogue) et surgit alors l’interprétation délirante. Dorénavant, il fera tout pour une femme, mais les femmes le “jettent comme une poupée”. Tout commence par un sourire, un signe de la femme en question, ce qui l’oblige à faire tout pour elle : il se sent “compétent”. Le sourire finit par devenir un rire moqueur. Il ne veut plus être un jouet et veut en finir. Sur ce, Pieter-Jan le renvoie aux femmes qu’il rencontre sur le net. Bien que cela ne résolve pas la question de son être de “poupée jetée”, l’interprétation peut être logée dans les messages des femmes qu’il déchiffre. Ainsi, la logique qui le tyrannise se trouve interrompue parce qu’il ne doit pas faire preuve de sa “compétence” sur le net.
“Quand on touche à une solution…” : le dernier volet doit terminer en suspense ! Tine van Belle y parle de son expérience comme coordinatrice d’un point d’accueil créé par l’Église afin de répondre aux plaintes d’abus sexuel par des prêtres. La nécessité d’un diagnostic lacanien, comme elle intitula son texte, est doublement problématique dans un contexte comme celui-ci. Tout d’abord par la place du diagnostic dans un discours juridique qui détermine une victime, un coupable et un dédommagement, mais non pas un traitement. Le ‘lacanien’ est d’autant plus problématique, car dans cette éthique, ne sommes-nous pas tous responsables de notre position subjective ? La nécessité est plutôt celle d’un autre discours ; pas un discours en termes de diagnostic, psychose, névrose, mais un discours qui laisse entendre quelque chose de la logique du sujet pour qu’on ne touche pas trop brutalement aux solutions qu’il aurait déjà trouvées.
De l’Église à l’enfer : Dries Dulsster, dernier de la journée, relate comment s’est dénoué un phénomène psychosomatique qui avait une fonction stabilisante. Un jour, après une longue recherche de la bonne nomination de ses mystérieux maux de dos, un homme entend dire qu’il n’a “rien” et qu’il doit découvrir le sens de sa maladie. Ses plaintes cédaient la place à la paranoïa et les passages à l’acte. Son travail continuait à le tarauder : il devait s’épuiser/s’expulser (“uitwerken”). Quelque chose devait sortir de ce corps : un organe dans lequel la jouissance pourrait être condensée. Une tentative dans ce sens a échoué : il voulait vider des poissons, mais sa copine refusait qu’il fasse ce travail à cause de l’odeur. D’ailleurs, ne s’est-il pas ouvert le ventre en y écrivant avec un couteau : “I am in hell”?
Que cette fin dramatique ne jette pas une ombre épaisse sur la gaîté avec laquelle cette journée a évolué d’un ordre arbitraire à un ordre sans garantie. Ainsi n’a-t-on pas réduit la psychose à ce qui serait typique pour sa catégorie, mais notre usage de cette catégorie a été mis en question par ce qui était typique pour chacune des contributions. Toute certitude a été habilement desserrée par Nathalie dès le début, ce qui fait que les surprises n’ont pas manqué à l’appel. Elle y a été assistée par les discutants qui, chacun selon son style, ont su joindre l’humour à la rigueur. Bien qu’ils ne soient pas tous nommés ici, ils en sont par ceci vivement remerciés.