Compte-rendu de l’événement iNWiT


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L’évènement iNWiT à Anvers: La psychanalyse aujourd’hui. Au-delà des mythes.
Compte-rendu d’une soirée exceptionnelle par Lieve Billiet
 

 

Le 7 décembre eut lieu à Anvers (De Studio) une soirée peu commune. Dans une salle à bureaux fermés, trois psychanalystes tinrent une conversation avec trois auteurs, à l’occasion de la présentation du dernier numéro de la revue iNWiT, la revue en néerlandais de la New Lacanian School éditée par le Kring voor Psychoanalyse. Pour l’année jubilaire de ce Kring, qui célébrait ses dix ans d’existence, ce numéro volumineux de 436 pages a suscité la remarque de la part de Jeroen Olyslaegers en plaisantant à l’adresse des analystes : « Gâcheurs de métiers, c’est nous qui sommes les auteurs ! ». Dès lors, la soirée s’est déroulée de manière détendue, enjouée et même chaleureuse, par la grâce de l’animatrice de radio Ruth Joos menant l’ensemble de main de maître. Elle donna d’emblée le ton en citant Lacan : « Les choses sont faites de drôleries. C’est peut-être la voie par où on peut espérer un avenir de la psychanalyse – il faudrait qu’elle se voue suffisamment à la drôlerie. »[1]  Joos incita à parler en toute liberté, avec humour, et ne se laissa même pas troubler par son propre lapsus. Attentive et concentrée, elle prit note des dires de chacun, afin de s’y référer au cours du débat, de demander des précisions, et de signaler un paradoxe ou une concordance. Toute en alerte et visant juste, elle ne s’est nullement fait piéger par ses hôtes. C’est ainsi qu’elle fit subtilement remarquer que Jeroen Olyslaegers avait fâcheusement abouti ‘tout au milieu’ du divan, qu’elle demandait à Nathalie Laceur si cela ne risquait pas de tourner en querelle avec les adversaires de la psychanalyse et qu’elle notait envers Anne Lysy qu’une fois de plus, elle se présentait sur le plateau avec un énorme sac plein de livres. Ce détail faisait écho à son article qui, dans sa propre cure, pointait comme moment-clé l’intervention de son analyste l’ayant invitée à laisser son sac surchargé dans la salle d’attente. Loin d’être aveugle ou naïve, Joos ne cessa d’opérer avec tact. Le défi était néanmoins de taille. En effet, face à un public qui n’avait pas vu, encore moins lu la revue, ce n’était pas une sinécure de mener un débat entre professionnels de divers champs d’action à propos de leurs interfaces et points de divergence. D’avance, les auteurs Jeroen Olyslaegers, Erwin Jans et Marc Reugebrink avaient été priés de parcourir la revue et de relever les passages qui avaient particulièrement retenu leur attention. Tel était le point de départ du débat avec les psychanalystes Nathalie Laceur, Anne Lysy et Luc Vander  Vennet. 

 

En guise d’introduction, Joost Demuynck, président du Kring voor Psychoanalyse, rappela quelques moments de l’histoire récente : la fondation de la New Lacanian School et du Kring voor Psychoanalyse, la parution du premier numéro de la revue iNWiT. Il expliqua ce nom un peu énigmatique pour un public peu familiarisé avec l’enseignement de Lacan, en se référant à un passage d’Ulysses où Joyce attribue cette expression à Dedalus. Lacan la traduira par la morsure de l’inconscient. Le titre de la revue dévoile ainsi son ambition de déchiffrer le dernier enseignement de Lacan au bénéfice du lecteur néerlandophone, en se donnant pour mission de le couler dans un néerlandais fidèle et fluide. Tout un programme !

 

La parole était ensuite à Ruth Joos et ses invités. Elle pria Nathalie Laceur de s’exprimer en premier en sa qualité de rédactrice en chef du nouveau numéro et à la source de l’initiative de cette soirée. La revue et la soirée, ainsi s’expliqua Laceur, répondaient à la question si souvent posée dans le contexte et en arrière-plan de la récente campagne de diffamation contre la psychanalyse. La revue et la soirée n’étaient pas conçues comme réponse à la campagne elle-même, mais adressées aux intéressés bienveillants qui se posent la question de ce qu’est vraiment la psychanalyse, comment elle opère. Le numéro devait avoir pour but d’être un témoignage et la soirée donner l’occasion de le transmettre à un plus large public. Elle se référait ainsi au titre qu’elle avait choisi pour cette édition La psychanalyse aujourd’hui, au-delà des mythes, un titre qu’elle avait voulu explicitement équivoque, s’agissant tant des mythes de la psychanalyse que du mythe à propos de la psychanalyse. Mais Laceur se référait également à un des trois textes de Lacan repris dans la revue, Le triomphe de la religion, où Lacan affirme que jamais la psychanalyse ne triomphera, qu’elle survivra tout au plus. Alors pourquoi, voulut savoir Joos. Parce que vouloir triompher égale s’autodétruire, parce que la psychanalyse ne veut, ni ne peut jamais devenir un discours dominant, s’expliqua Laceur. Les discours dominants s’amènent avec des solutions, des modes d’emploi, tandis que la psychanalyse entend être un refuge pour les sujets que ces discours écrasent. La psychanalyse s’occupe du réel que Lacan définit comme ce qui ne marche pas, ne tourne pas rond. Laceur justifia aussi le choix des autres textes de Lacan – un cours d’un séminaire où il tente de poser le premier jalon après Freud, ainsi que l’ultime texte de sa main – et justifia aussi la composition du numéro dans son ensemble, allant d’exposés théoriques de Jacques-Alain Miller et d’autres auteurs à un volet clinique comptant des constructions et des fragments de cas, ou des témoignages d’analystes rendant compte de leur cure et de leur passe ainsi nommée.

 

Vint le moment d’inviter les auteurs sur le plateau et de leur soumettre d’emblée la question si la psychanalyse leur disait quelque chose. Il s’agissait, en effet, de la supposition de base à la source de l’organisation de cette soirée, que les auteurs s’y reconnaîtraient tant soit peu. Marc Reugebrink rapporta comment il avait pris connaissance de Lacan par le biais de Zizek et de son livre Enjoy your symptom. Cette idée, aussi surprenante que dérangeante – il ne s’agit pas d’être délivré de son symptôme, mais de voir que le tourment fait, lui aussi, partie du sujet – ne lui semblait pas seulement particulièrement familière, mais lui montrait également quelque chose d’essentiel quant à la position de l’écrivain. Il le démontra en se référant à son essai à propos de Pavese dans son recueil Het geluk van de kunst (Le bonheur de l’art) et avec un témoignage à propos de sa propre œuvre d’écrivain. Une lecture psychologisante et par trop facile se mettrait en quête dans les journaux de Pavese de ces indices annonciateurs de son suicide à venir. Aux yeux de Reugebrink, l’essentiel réside dans le fait que tant que Pavese écrivait son journal il pouvait donner forme à son tourment, et par là même être heureux. L’écriture est pour ainsi dire le remède contre le suicide, au lieu d’en être le signe avant-coureur. Ecrire est pour lui aussi très personnel, ainsi parla Reugebrink, une manière de jouir de son symptôme au lieu d’en souffrir. Cela donne forme, sens, et vous rend heureux, tandis que vous créez des personnages qui au regard des autres ne sont pas si heureux.

Pour Jeroen Olyslaegers, la lecture de iNWiT a d’abord éveillé des échos du temps de sa formation, lorsque le postmodernisme et la déconstruction étaient à leur apogée, lorsque des énoncés tels que “je dis la vérité” résonnaient comme suspects et peu ragoutants. Si, en plus d’autres, cette façon de penser l’a indubitablement formé, il a dû la laisser derrière lui pour pouvoir entamer sa carrière d’auteur. D’une certaine manière, la lecture d’iNWiT lui a permis de jeter un regard rétrospectif sur son propre parcours. Cette nouvelle plongée dans cette façon de penser a été une expérience intéressante, nous a-t-il confié. La psychanalyse est significative parce qu’elle va à l’encontre de la pensée dominante et vaut donc la peine de s’y confronter. Quant à Erwin Jans, il dit être frappé par la place centrale que prend la souffrance, la souffrance qu’on ne peut laisser derrière soi mais qu’on ne peut qu’essayer de s‘en débrouiller. En ce sens, la psychanalyse lui paraît être une ‘pensée tragique’, apparentée au drame grec. Ce n’est qu’en se détachant du chœur, en criant sa souffrance que le personnage s’y retrouve lui-même. Mais, se hâta-t-il d’ajouter, dans le théâtre grec, tragédie et comédie, souffrance et rire étaient intimement mêlés.

 

Anne Lysy et Luc Vander Vennet venaient enfin occuper les dernières places de divan. Avec Anne Lysy, dont le témoignage de son analyse est repris dans le numéro, la conversation a porté sur la passe, cette invention originale de Lacan qui devait donner réponse à la question « Qu’est-ce qu’un analyste ? » Un analyste, ainsi disait Lacan, est le produit de sa propre analyse. « Evaluer » cette propre analyse, vérifier si quelque chose ou non s’y était produit, voilà l’enjeu de la passe. Anne Lysy signifia qu’il est impossible de définir des critères généraux et souligna le paradoxe de ‘l’exigence que ce soit original’. Témoigner de sa propre analyse, de sa propre passe, relève d’un exercice délicat, dit-elle, où il faut être à même de rendre compte de la logique de la cure, sans tomber dans l’obscénité du détail intime, ni d’en faire un realityshow. Cela demande une épuration de la logique, mais aussi de la (re)fictionnalisation. Ce qui évoqua pour les auteurs le moment d’aliénation face à leur produit, à leur roman achevé. Tant le début que la fin d’un livre sont en essence une illusion, résuma Olyslaegers.

 

A Luc Vander Vennet, dont un texte clinique figure dans la revue, fut demandé si la position de l’analyste n’est pas éminemment solitaire, question à laquelle il ne semble pas y avoir de réponse univoque. L’analyste est solitaire dans la mesure où il est seul – seul maître à bord, selon une citation de Lacan – en son acte, acte pour lequel n’existe pas de garantie externe, dont l’effet n’est jamais prévisible, mais qui a en soi sa raison d’exister et qui seul détermine l’efficacité de la cure. Mais il n’est pas solitaire dans la mesure où, avec d’autres, il est membre d’une Ecole, dont la raison d’exister est le questionnement de la position de l’analyste et de l’opérativité de la cure. Il témoigne de son expérience et de sa pratique en contrôle, à des congrès et des séminaires. Vander Vennet a expliqué que dans la construction d’un cas, exactement comme dans les témoignages de la passe, il s’agit de mettre au jour la logique d’une cure, ce qui rend possible une énorme réduction de matériel. Pas de détails croustillants, pas de récit interminable, mais une réduction jusqu’à un seul point. Ce qui crée l’apparence trompeuse de ce qui irait de soi, releva Joos.

 

Le dernier objet du débat fut soulevé par la question de ‘l’inconscient de la société’ et le rôle que la psychanalyse peut y jouer. Peut-elle y pointer quelque chose ? Si Jans lança le débat, les opinions étaient toutefois divergentes. La psychanalyse et la littérature ont déjà ce point commun qu’elles s’appuient sur ce qu’il y a de plus singulier pour (vouloir) montrer quelque chose d’humainement universel. Mais le sujet et la société ne sont tout bonnement pas des couches diverses d’un même inconscient. La cure du sujet révèle les impasses de la société, parce que la psychanalyse est devenue le seul refuge du sujet moderne en un temps où tout doit se loger en formats et petites cases. Sinon, le verdict est irrévocable : the computer says no. Marc Reugebrink illustra la scène marquante de Little Britain par un vécu personnel dû au fisc des Pays-Bas, qui lui apprit qu’« écrivains », ça n’existe pas. Dans la modernité les écrivains n’existent pas, ni la psychanalyse, ni le sujet. Leur case n’est, en effet, pas prévue.

 

Jeroen Olyslaegers amena un point original dans le débat en témoignant de son expérience concernant les forums des journaux, qui selon lui, sont l’illustration de l’affirmation de Lacan que le parlêtre est un animal malade. Car, d’après Olyslaegers, l’idée de partager quelque chose, qu’il y ait place pour la discussion et l’échange, l’analyse et le dialogue, tout cela ne correspond à rien. Et qu’on puisse affirmer que ces forums pourraient être considérés comme association libre de la société, encore moins. Il ne captait qu’une expression de souffrance, de grossièreté et d’aveuglement, qui le fâchait d’abord, et le rendait triste ensuite. Le système a beau prétendre que nous sommes tous auditeurs les uns des autres, c’est précisément ce qui ne se passe pas, affirma-t-il. Parce que personne n’écoute, pas d’analyste, et parce que la solitude est à l’avant-plan, qu’il n’y a que pur monologue, nous avons là un phénomène de la modernité et une illustration du non rapport sexuel, intervint Laceur.

 

La soirée se terminerait-elle donc de manière sombre ? C’était sans compter avec Joos et Vander Vennet qui conclurent d’une plaisanterie, en riant. Car si dans l’analyse on ne peut passer outre les mythes personnels, l’enjeu de l’analyse n’est pas la croyance à ces mythes et donc d’en renforcer la souffrance. A la fin de son analyse, le sujet se retrouve moins dupe des mythes qui le déterminent, ce qui le porte au rire. Le public, lui, était tout sauf sombre, il s’est retrouvé joyeux et exubérant à la réception, bavardant et discutant avec animation. Non, la psychanalyse ne désapprend pas de faire la fête, ne fait pas disparaître le plaisir. Voilà qui est très clairement rassurant.

 

Traduction du néerlandais par Monique de Buck



[1] Lacan, J., Triomphe de la réligion, Paradoxes de Lacan, Seuil, 2005, p. 77.

 

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