Vous lirez ici le compte-rendu des cartels électroniques de la NLS, pour l’année 2013-2014, par Despina Andropoulou.
Compte-rendu des cartels électroniques de l’année 2013-2014
par Despina Andropoulou
Le grand secret de la psychanalyse : la forclusion généralisée
« Le grand secret [de la psychanalyse], c’est – il n’y a pas d’Autre de l’Autre »1. Cette phrase épinglée par J.-A. Miller dans le Séminaire VI, Le désir et son interprétation, nous servira de boussole pour présenter le travail préparatoire des cartels vers le Congrès de la NLS de cette année, en ayant comme fil conducteur de « mettre cette révélation à l’épreuve de la clinique »2.
Le thème du Congrès « Ce qui ne peut se dire. Désir, fantasme, réel » « se déploie entre ce qui ne peut se dire qu’entre les lignes et ce qui reste impossible à dire »3. Autrement dit, le fait que le signifiant fasse défaut dans l’Autre [S(A barré)], nous amène à constater qu’il y a « une inadéquation du réel et du mental » et par conséquent, « du réel on ne peut que mentir »4. Cette condition est éprouvée par le sujet parlant comme un trauma, duquel il se défend soit par l’expérience désirante du fantasme, soit par le délire ou encore par une invention sinthomatique, parfois précaire. De toute façon, on a toujours affaire au rapport du sujet avec un objet de nature – plus ou moins – voilée qui constitue sa vérité5. Ceci dit, on se trouve plutôt dans un continuum où l’extension du fantasme fondamental du névrosé et du pervers vers le délire fait que la névrose et la psychose peuvent être considérées comme deux modalités d’organisation psychiques analogues, chacune apportant le secours d’un discours établi afin de faire face au dérangement de la jouissance6.
Le point panique devant l’indicible dans l’Autre
Dans les 14 vignettes présentées par nos collègues, nous allons d’abord repérer ce qui a constitué dans chaque cas le « point panique »7 du sujet, à savoir le moment où dans sa vie il a été amené à « faire face à son existence », le moment où, hilflos, il a été gommé, démuni du soutien que la garantie de l’Autre lui procurait jusqu’alors d’une certaine façon pour ordonner son monde.
La lâcheté morale vécue comme tristesse conduit une jeune femme à s’interroger sur sa position subjective, sur sa responsabilité à l’égard de son désir. Plus précisément, le désir de savoir la cause pour laquelle elle choisit des hommes qui sont déjà en relation avec d’autres femmes, conduit T. chez l’analyste au moment où le fantasme de l’enfant modèle qu’elle était pour l’autre vacille et que les idéaux s’écroulent, laissant la place à l’insatisfaction, le dégoût et la perte du sens de la vie (cas 9).
D’autres sujets, comme nous avons pu le constater, sont confrontés au trou que l’inexistence de l’Autre laisse ouvert, notamment au moment de la séparation avec un être bien-aimé. Dans un des cas, le sujet reste perplexe devant les pensées encombrantes (cas 7), dans un autre, il constate son incapacité à donner une réponse qui concernerait son désir, puisque jusqu’alors il agissait selon la volonté de l’Autre dont il était l’objet (cas 1). La séparation marque pour un autre sujet le début d’une période de débranchement de l’Autre et du laisser tomber du rapport au corps (cas 10) tandis que, juste après sa séparation avec un compagnon qui la hantait à travers des insultes visant son image du corps, une jeune femme régresse jusqu’à en arriver au stade du miroir et que la jouissance prenne une forme symptomatique ravageante (cas 12).
Dans deux autres cas, les sujets se trouvent face au trou qu’ouvre la question du sexe et de la mort au moment de la séparation avec leurs enfants lorsque ceux-ci atteignent l’adolescence. Ainsi, une mère, confrontée à la jeune femme que sa fille est devenue, affronte l’énigme de la sexualité à travers cette autre femme8 « qui ne parle pas, est très belle, apathique… » et qui l’interroge par rapport à sa propre sexualité réduite à la signification procurée par la science ; pour elle il ne s’agit que d’hormones (cas 5). Dans le même registre, le fait que le fils ait abandonné le domicile pour entrer en internat au collège éveille le souvenir de la fête ratée de l’anniversaire des 15 ans de sa mère. Intégrer ce ratage dans le discours fait émerger des tabous familiaux qui en tant que taches noires étouffent la position du sujet comme être sexué (cas 11). L’énigme de la sexualité jaillit chez un autre sujet sous la forme de l’idée obsédante qu’il est gay, idée qui le tourmente chaque fois qu’il est rejeté par une femme (cas 13), tandis que pour une adolescente de 14 ans ce sont les paroles sorties de la bouche maternelle qui deviennent pur réel. Puisque le sujet n’a pas accès à la métaphore, le mot est la chose9 qui le vise (cas 4).
Dans un autre registre, la séparation avec l’Autre inentamé se réalise avec l’arrivée d’un nouveau-né dans la famille. La rencontre du sujet avec le manque dans le réel, suite à sa propre destitution en tant que phallus imaginaire de l’Autre maternel, suscite la déréliction de l’être (cas 2).
D’autres facteurs qui mettent à jour l’indicible sont les événements de vie qui révèlent l’inconsistance de l’Autre et dévoilent la jouissance crue (menace de mort, disparition et meurtre du frère, exil forcé, demande d’asile) faisant de l’injustice un véritable trauma obligeant le sujet à faire le parcours de l’impossible. L’apparition de Dieu, en tant que seule garantie qui puisse mettre de l’ordre dans son monde, semble être, à ce moment, insuffisante pour voiler le réel (cas 3).
Modes de rébellion du ça
Nous savons que depuis Freud, névrose et psychose sont l’une comme l’autre des expressions de la rébellion du ça contre le monde extérieur, de son déplaisir, ou si l’on veut, de son incapacité à s’adapter à la nécessité réelle, à l’Άνάγκη10. Les formes que prend dans chaque cas cette rébellion du ça contre le déplaisir que suscite la rencontre avec la barre de l’Autre et la faille qui s’ouvre pour le sujet, méritent donc toute notre attention.
Nous constatons que le cauchemar est un masque du réel dans sa version d’insupportable que l’on rencontre souvent dans les cas présentés. La pulsion de mort y est véhiculée par des images exemplaires pour leur férocité (scène d’amputation dans les cas 3 et 14, d’étouffement dans le cas 3) annonçant la mort imminente du sujet (cas 5).
Dans d’autres cas, c’est l’expérience de l’angoisse – en tant qu’affect qui ne trompe pas et indice de l’objet que le sujet est pour l’Autre – qui est le signe majeur du réel épouvantable. Sous forme d’attaques de panique et d’étouffement, l’angoisse indique la fixation, voire la pétrification du sujet dans une position d’objet absolu de l’Autre dont le désir est énigmatique (cas 11, cas 13). Cette position d’assujettissement provoque dans d’autres cas la colère et le sentiment du vide intérieur aux moments de la séparation (cas 5, cas 10). Dans certains cas, le sujet est souvent paralysé, sans énergie, inhibé, désintégré (cas 10), desinstitué (cas 8), devant le trou du symbolique rendant explicite le statut de déchet qu’il est pour l’Autre.
La lâcheté morale qui va jusqu’à la mélancolie est souvent repérée dans des cas où le surmoi accable le sujet à travers certains signifiants – « Tu es médiocre, t’es rien, t’es personne » (cas 1), « Tu deviendras comme ton père, compulsif et violent (cas 13) » – qui ont pour effet un excès d’assignation de l’être, fixant le sujet sous un signifiant maître massif, supposé le représenter univoquement au lieu de l’Autre. Ces énoncés qui prétendent lever le x du désir de la mère et qui souvent sont formulés par elle, ravalent le sujet et le pousse à s’identifier à un objet du fantasme maternel, objet d’un désir de mort11.Nous voyons l’illustration de cette pétrification mortifiante dans le cas de l’adolescente pour qui les paroles de sa mère qui dévoilent la volonté de la grand-mère paternelle de lui donner la mort, sont prises par la jeune fille comme des énoncés absolus, hors dialectique, suscitant une angoisse de mort dans le réel (cas 4).
Par la suite, le retour du symbolique dans le réel est repérable dans les cas d’hallucinations et les phénomènes de corps. C’est le cas de l’articulation des « mots vilains et sales » dont le sujet n’est que le témoin. Il s’agit de mots venant, du désert d’une instance désubjectivisée où « s’avoue l’absence du sujet dans le ça »12 (cas 4). Le surgissement des voix des proches qui accompagnent le sujet dans sa solitude (cas 3), le tremblement du corps, en tant que satisfaction étrangère au corps, chaque fois que le sujet trouve le bon mot (cas 5), l’expérience de l’autonomisation des parties du corps (cas 6), sont des phénomènes du retour de l’indicible, de ce qui a été forclos du symbolique, dans le réel.
Le symptôme est une réponse que le sujet construit pour répondre à une réalité à laquelle il est toujours impossible de s’adapter et, en même temps, il constitue pour le clinicien une autre façon d’aborder la pulsion dans chaque cas. Dans la psychose, le symptôme répercute l’objet dans le réel13, par exemple sous la forme d’une voix qui se met à injurier, tandis que dans la névrose, le symptôme établit une connexion entre un signifiant (S1) et l’objet de la pulsion (a). Dans tous les cas, le symptôme est un effet du symbolique dans le réel.
Dans au moins trois cas, l’objet oral sous forme d’anorexie, de boulimie et d’alcoolisme devient l’objet réel auquel le sujet se raccroche aux moments de déréliction. La boulimie constituerait un effort du sujet pour combler le vide dans le réel (cas 2), tandis que l’anorexie serait une façon de localiser la jouissance permettant à la jeune femme de rester vivante à travers les préoccupations qu’elle suscite14 et d’exposer aux regards des autres son enfer intérieur (cas 12). Devant la peur de son anéantissement, une adolescente réelise sa volonté de « ne pas être un poids pour sa mère », et se met à perdre du poids en suscitant en même temps la réaction de l’Autre. C’est une façon d’exister pour l’Autre – le cri de la mère et les disputes des parents pour elle sont les moments où ils se rappellent qu’elle existe – tout en incarnant l’objet qu’elle est pour cet autre, un être pour la mort (cas 4). Une autre jeune femme qui est identifiée à la jouissance paternelle, s’accroche à l’alcool pour éviter la rencontre avec son propre désir. L’identification à un homme raté, un loser qu’elle veut sauver devient un fantasme qui la sépare de la volonté maternelle envahissante, mais en même temps l’amène au pire à travers des pratiques à risques et des choix de partenaires qui l’abandonnent. L’angoisse devant un homme qui pourrait la désirer prend alors le relais du fantasme d’être sauvée par un autre raté (failed) (cas 7).
Dans un certain nombre d’autres cas, on constate l’effet ravageant d’être l’objet d’un Autre intrusif et puis de se laisser tomber, fait qui révèle la volonté du sujet d’être l’objet exclusif de l’Autre (cas 5, 10).
Traiter l’indicible : modes de suppléance et la fonction de l’analyste
Le symptôme nous permet d’apprivoiser la jouissance dans ce qu’elle a d’indicible15 mais nous voyons bien que dans les cas de psychose, qui concernait la grande majorité des cas présentés, il ne parvient pas à limiter la jouissance ; le fait que la jouissance reste non apprivoisée, illimitée, pousse le sujet à d’autres inventions pour régler l’intrusion de la jouissance. Dans le cas 2, l’introduction des coupures par l’analyste a comme effet d’arrêter la jouissance orale déferlée, tandis que dans le cas 7, l’introduction de la figure paternelle dans le discours de la patiente a aussi un effet d’apaisement. Dans le cas 5, l’analyste devient l’exutoire à la colère du sujet quand celui-ci n’arrive pas à faire Un avec sa fille. L’analyse dans ce sens est un lieu d’accueil de l’angoisse que suscite la rencontre avec un autre vivant. Dans un autre cas, le fait d’éloigner le sujet de la perplexité que les questions sur l’identité sexuelle suscitent en elle et de reconnaître son style de vie comme performance selon les injonctions écrites (S1) et épinglées partout dans son appartement sous formes de petites notes, sont des moyens de stabilisation soutenus par l’analyste (cas 6). Par contre, ce qui a revitalisé la vie d’un autre sujet a été le fait de parler des tabous familiaux qui jusqu’alors l’empêchaient de tisser son histoire de filiation ayant des effets d’inhibition majeurs (cas 11).
La richesse des cas présentés ne peut, bien évidemment, être épuisée dans ces quelques lignes de commentaire. L’espace des cartels électroniques est un lieu non seulement de présentation d’un travail clinique important mais aussi de discussion et d’échanges, voire de débat sur les questions que la clinique contemporaine pose au praticien. La question du cartel 14 « La névrose a une structure particulière mais si elle n’existe pas, est-ce que cela signifie automatiquement qu’il s’agit d’une psychose ? » est exemplaire des questions pertinentes que peut susciter le cartel à plusieurs.
Je tiens à remercier tous les collègues et notamment les Plus-Un et les extimes qui ont soutenu et contribué au travail des cartels électroniques de cette année.
1 Lacan J., Le Séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, éd. de La Martinière, p. 353.
2 Miller J.-A., Présentation du thème du prochain Congrès de la NLS à Gand (mai 2014), exposé en clôture du XIe Congrès de la NLS, « Le sujet psychotique à l’époque Geek », Athènes, 19 mai 2013.
3 Holvoet D., Argument du XIIe Congrès de la NLS à Gand.
4 Miller J.-A., Choses de finesse en psychanalyse, 2008/2009, inédit.
5 Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, p. 10.
6 Tout le monde délire : cartel avec Véronique Eydoux, José Rambeau, Catherine Stef, Pierre Sidon, Dominique Wintrebert (plus-un). Rédacteur : Dominique Wintrebert.
7 Lacan J., Le Séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 108.
8 Commentaire de l’extime Luc Vander Vennet
9 Miller J-A., « Clinique ironique », La Cause freudienne, n° 23, février 1993, p. 5.
10 Freud S., Névrose, psychose et perversion, PUF, Paris, p. 301.
11 De Georges Ph., Par-delà le vrai et le faux, Vérité, réalité et réel en psychanalyse, Éditions Michèle, Paris, 2013, p. 181.
12 Lacan, « Commentaire sur le rapport de Daniel Lagache », in Écrits, Paris, Seuil, p. 666-667.
13 Miller J.-A., Ce qui fait insigne, cours du 3 juin 1987.
14 Commentaire de l’extime J.-L. Monnier
15 Miller J.-A., Ce qui fait insigne, op. cit.
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