Compte rendu : M.H. Blancard à Athènes

 

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SOCIÉTE HELLÉNIQUE DE LA NLS

 

IIe Journée de travail sur

 

L’École et la passe

 

Athènes, samedi 19 octobre 2013

 

avec la participation de Marie-Hélène Blancard, AE en exercice

 

 

            C’est le samedi 19 octobre 2013 qu’a eu lieu, dans l’enceinte de l’amphithéâtre de l’Hôpital G. Gennimatas, la deuxième Journée de la Société hellénique de la NLS consacrée à l’École et à la passe avec la participation de notre invitée Marie-Hélène Blancard, AE en exercice. Cette journée s’adressait aux membres de la Société hellénique et aux étudiants du Collège clinique d’Athènes et du Centre de recherches psychanalytiques d’Athènes.

            Les travaux de la matinée ont été ouverts par Epaminondas Théodoridis, président de la Société hellénique, qui a présenté de façon pertinente trois textes fondamentaux de Lacan[1], en s’appuyant sur les commentaires éclairés de Jacques-Alain Miller. Il a souligné la subversion qu’entraîne l’introduction par Lacan de la procédure de la passe au cœur de l’École, comme processus qui vérifie la fin de l’analyse et entérine le passage de la position d’analysant à celle d’analyste. À la différence des autres sociétés psychanalytiques, l’École institue la passe comme le moyen d’évaluer l’existence de l’analyste à partir de l’être du sujet et non pas à partir de ses capacités cliniques.

            Dans la Proposition du 1967 la passe est conçue comme traversée du fantasme et destitution subjective. Le sujet, après la chute de ses identifications et des signifiants-maîtres qui le déterminaient, découvre qu’il est, au niveau de (-φ), un désêtre, un être désidentifié et rencontre son être dans la cause de son désir, dans l’objet a. Dans la Note Italienne, la passe se caractérise par le savoir acquis à la fin de l’analyse, savoir qui ne concerne plus la cause du désir mais le registre du réel et plus particulièrement l’inexistence du rapport sexuel. Le désir du psychanalyste est ici défini comme désir de savoir. C’est un savoir à inventer et qui, justement parce qu’il concerne le réel, a pu soutenir l’ambition de Lacan d’élever la psychanalyse à la hauteur de la science. Dans la Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI la fin de l’analyse est abordée en termes de satisfaction, c’est- à-dire de jouissance, et non plus de désir. Le processus de la passe consiste dans l’«hystorisation» de l’analyse personnelle, le sujet situe la manière dont il a cessé d’aimer la vérité menteuse, pour inventer un savoir, un savoir-faire avec ses restes symptomatiques. Cette troisième version de la passe rompt avec la passe de la vérité ou du fantasme et ouvre la voie vers la passe du sinthome. J.-A. Miller, dans son dernier cours, «L’Être et l’Un», développe la notion d’outre-passe — ce qui, au-delà de la traversée du fantasme, confronte le sujet à l’Un de sa jouissance opaque, à sa jouissance hors-sens, à son mode de jouir singulier. Cette jouissance n’est que la réitération perpétuelle de l’incidence traumatique de lalangue sur son corps.

            En déroulant à partir de ce point le fil de son intervention intitulée « L’École de Lacan et la passe du sinthome », Marie-Hélène Blancard a exposé de manière fouillée la dernière élaboration de la passe et soutenu qu’il n’existait pas un «tout» de l’École, aucune loi valant «pour tous», pas de principe organisateur totalitaire.

 J.-A. Miller a déclaré à ce propos, dans sa Théorie de Τurin, que le désir de Lacan interprétant Freud est «le désir de séparer le sujet des signifiants-maîtres qui le collectivisent, d’isoler sa différence absolue, de cerner la solitude subjective, et aussi l’objet plus-de-jouir qui se soutient de ce vide et le comble à la fois». Ce point de solitude pour chaque sujet est son rapport à la cause analytique, c’est-à-dire son rapport à l’objet a ; c’est ce qu’a souligné Lacan dans son Acte de fondation. Dans le cadre de l’École, la formation de l’analyste prend en compte le réel en action ; c’est à partir de ce constat que M.-H. Blancard a interprété les crises et scissions qui ont par moments traversé l’histoire de cette École. La marque du réel qui fonde et oriente notre pratique est ce qui ne marche pas, ce qui échoue, ce que l’on ne peut pas supporter.

            M.-H. Blancard a insisté sur ce processus de la passe et sur ce qui est produit pour le sujet qui occupe cette position.

            Il existe un désir de nommer au centre du dispositif de la passe et les nominations auxquelles les AE parviennent impliquent toutes une extraction de jouissance, chaque fois différente : une image indélébile, un élément de lalangue, un rêve condensant un impossible, ou encore une expérience qui reste d’inquiétante étrangeté. J.-A. Miller souligne que la passe est une production de savoir qui ne se juge pas au niveau des énoncés mais au niveau de l’énonciation : « Il s’agit plutôt de saisir un dire de passe qui indiquerait que le désir de l’analyste est advenu ».

La passe contemporaine comme processus de réduction extrême d’une analyse, dégage le fil rouge permettant d’apercevoir la logique d’un parcours: on témoigne de la logique d’un fantasme, de l’inertie d’une jouissance organisant de façon symptomatique la vie du sujet et le faisant souffrir, de son dépassement, de sa transformation, de ses restes et de la façon dont le passant  fait avec.

            Au-delà de l’Œdipe, le sujet est un être qui se complète avec la jouissance de sa lalangue privée. Le sinthome est l’effort pour écrire ce qui reste du symbolique et le réel de la jouissance qui ne peut s’y résorber. La nomination d’AE, peut faire entendre comment chaque un qui soutient sans relâche l’effort de nomination dans sa cure, est susceptible d’atteindre son nom de sinthome. L’identification au sinthome est le mode de jouir singulier isolé au terme du parcours analytique.

Dès lors que les analyses se poursuivent au-delà de la traversée du fantasme, elles s’avancent vers le réel. Ce n’est plus le signifiant mais la lettre qui opère, au-delà du sens. L’irréductible de la jouissance est isolé et cerné par une opération de réduction littérale, jusqu’à cet invariant qui revient toujours à la même place et qui « itère » en silence. Le parcours d’une analyse prend son départ au lieu de l’inconscient transférentiel, au travers de l’association des deux signifiants, S1 – S2. Elle prend fin lorsque les signifiants-maîtres du sujet se détachent des liens multiples qui les tissaient et revêtent, dès lors, une dimension réelle. Leur retour aux chaînes identificatoires est dès lors impossible: S1 se trouve isolé, coupé de S2. La pratique lacanienne consiste à traiter le sens par le hors-sens, c’est-à-dire à prendre en compte, au-delà de la dimension symbolique, la manière dont la trace sonore du signifiant s’inscrit dans le réel de la lettre pour déterminer le destin du sujet. Dans son dernier enseignement, Lacan dégage un sujet qui n’est plus seulement celui de la parole, mais celui qui a son répondant dans le réel. Ce sujet a un corps, et un corps qui se jouit: la formule «il n’y a pas de rapport sexuel» rappelle la primauté de l’auto-érotisme freudien. L’expérience analytique ouvre sur un en-deçà du refoulement, où se trouve dénudée la racine pulsionnelle qui produit une fixation de la libido, pure réitération de l’Un de jouissance que Lacan appelle sinthome. Dans son cours «L’Être et l’Un», à la date du 30 mars 2011, J.-A. Miller annonçait: «J’appelle désormais la passe le moment où se dénude cette racine du refoulement. Et dans cet espace tout reste à construire», avant d’ajouter: «Tout est à construire, mais Lacan trace des voies.»

            À la fin de l’expérience, dès lors que le sens joui se trouve inactivé, le sujet consent à s’avancer vers le troumatisme du réel. Reste à savoir quel sera par la suite l’usage analytique du reste de jouissance du sinthome. À quoi peuvent servir les «restes symptomatiques», dès lors que le transfert ne revient pas à zéro et se déplace vers l’École et la cause analytique? Ce qui nous intéresse, c’est que la cicatrice du vivant (trace, lettre, marque de la singularité du sujet) puisse servir autrement le discours analytique : par le désir de savoir, et surtout par l’invention d’un savoir inédit.

            Marie-Hélène Blancard a conclu en soutenant que le travail produit dans la passe est ce qui maintient vivante et agissante la dimension subversive du discours analytique, ce qui permet à celui-ci de continuer à lutter contre les habitudes, les préjugés, les standards. La passe apparaît bien aujourd’hui comme la seule façon de contrer le discours normatif du maître moderne, en lui opposant la singularité du parlêtre. La passe porte la marque du non-rapport sexuel, la trace de la pulsion que la science — vraie ou fausse — forclot. Elle nous oriente vers le réel de la manière la plus radicale qui soit, en maintenant active l’exigence d’une pratique éclairée pour opérer. Nous nous trouvons indubitablement à  un moment de l’histoire de la passe qui est solidaire du moment actuel où se trouve la psychanalyse.

            Après l’intervention exceptionnelle de M.-H. Blancard, trois membres de la Société hellénique ont commenté trois thèses de Lacan sur la place de la psychanalyse dans l’histoire de la pensée, telles qu’elles ont été isolées par J.-A. Miller dans son texte «La passe de la psychanalyse vers la science»[2].

La première thèse, «La psychanalyse dépend de la science», a été commentée par Argyris Tsakos: Lacan avait l’ambition de donner à la psychanalyse un statut au sein de la science. Pour Lacan, le savoir scientifique a remplacé le maître antique. La fonction du sujet et la science sont introduites à ce moment historique où Descartes inaugure le «Je pense donc je suis», le cogito, en fondant le sujet, non dans le savoir, mais dans le «je suis». La science pour Lacan est liée à un axiome positif: «Il y a du savoir dans le réel». Cet axiome s’oppose à l’axiome négatif «Il n’y a pas de rapport sexuel, de rapport qui puisse être restitué par une formule écrite », que Lacan présente comme un théorème démontré par la psychanalyse. La psychanalyse, dès l’origine, n’est pas, comme la docte ignorance, une dénonciation de la science, mais s’élève à la hauteur de la science, en se confrontant à la question de la vérité du sujet, qui est forclose par la science.

Hélène Rigoutsou a ensuite pris la parole pour commenter «La psychanalyse et la docte ignorance de l’humanité»: la docte ignorance est une ignorance qui en sait davantage que le savoir scientifique, car le plus essentiel de l’humanité échappe au savoir scientifique. Lorsque l’on parle de docte ignorance, il ne s’agit pas de savoir dans le réel. La psychanalyse ne se trouve pas au niveau de la docte ignorance, mais constitue, de façon singulière, un rebut de cette humanité qui proteste contre le discours de la science. La psychanalyse incarne d’une certaine façon le retour de la science au cœur de la docte ignorance.

Enfin, Georgia Massouri a commenté la troisième thèse, «Le désir de savoir: un désir inédit». La psychanalyse se situe pour Lacan à la troisième phase de l’histoire de la pensée, après la science et la docte ignorance de l’humanité. Le désir de savoir en jeu dans la psychanalyse est différent du désir de non-savoir que manifeste la docte ignorance, et du désir de savoir à l’œuvre dans la science. Lacan a constaté que la science a inspiré, à ceux qui n’étaient pas satisfaits par les données de la docte ignorance, le désir d’envisager la vérité d’une manière inédite. Ce «désir de savoir» est la transformation du désir de la science, lorsqu’il en vient à aborder la question de la vérité, que la science, de par sa position, exclut.

 

            L’après-midi était consacré à la clinique de la passe. M.-H. Blancard sous le titre « Passion de l’être et troumatisme du réel » a témoigné de son expérience de la passe. C’était son troisième témoignage de la passe qu’elle présentait en public. M.-H. Blancard a exposé les principaux points de son parcours analytique : les identifications qui ont marqué sa vie, la position du père comme symptôme ayant déterminé son rapport singulier à la féminité, le ravage ayant marqué, d’une part, sa relation avec une grand-mère toute-puissante, qui privilégiait connexion amour-sacrifice, et d’autre part sa relation à sa mère, abandonnée par le père, et dont l’absence de mots à propos de l’événement de sa naissance a déterminé le symptôme du silence de l’analysante, laquelle, de cette façon, incarnait le non-dit de la mère. Le fantasme d’une femme abandonnée, sacrifiée, maltraitée, en position de manque par rapport à la jouissance phallique — plutôt que dans la position consistant à assumer la castration —  ouvrait la voie à une jouissance sans limites et mortifère. L’analysante tendait vers la disparition, en présentifiant la place vide de La Femme qui n’existe pas, tandis qu’elle se livrait sans voix à l’Autre. Le processus analytique au travers du transfert à l’analyste, au sujet supposé ne pas jouir, en mettant en valeur l’antinomie entre amour et désir, lui permirent de reconnaître et d’assumer la jouissance qui nouait tous ces éléments, en la faisant souffrir. Le fait d’assumer la jouissance a permis l’émergence de la scène traumatique (« la mère voulait se jeter dans la Seine », entendue comme se jeter à l’eau, me noyer) et l’ incidence de cette scène comme événement de corps (le choc de ce signifiant sur le corps a eu un effet liquéfiant, une jouissance à se noyer dans les larmes). Le rêve déterminant de son analyse («Il ne suffit pas de prendre OMO (au mot), il faut prendre la jouissance à la lettre») qui l’a conduite à la passe, met en relief le fait que sa relation la plus intime à la jouissance, le point de sa singularité, est qu’elle devait «prendre la jouissance à la lettre» jusqu’au point précis, à nul autre pareil, où se saisit le réel troumatique qui a percuté le corps et lui a laissé une trace de jouissance indélébile, qu’elle s’est empressée de suturer, d’habiller, de recouvrir pour ne rien en savoir. À partir de là émerge le «nouveau silence» de la position de l’analyste, tandis que s’ouvre dans le même temps la perspective de s’occuper des questions cruciales de la psychanalyse.

 

            Au terme de cette Journée, trois membres de la Société hellénique ont posé des questions à M.-H. Blancard : Nafsika Papanikolaou, après un court résumé de la passe, a interrogé M.-H. Blancard à propos du nom de son sinthome, et lui a demandé de quelle façon il était possible, après la passe, d’éviter de tomber dans le piège consistant à ne plus croire en rien, de quelle façon l’on pouvait aborder un nouvel amour en ayant connaissance de l’inexistence du rapport sexuel ; Hélène Molari a souligné le point d’antinomie amour-désir ainsi que la mutation du silence joui en nouveau silence de l’analyste ; Hélène Koukouli, enfin, a demandé à M.-H. Blancard si, après la passe, quelque chose avait changé dans sa pratique analytique.

                                                                                                                                                                Rapport rédigé par Hélène Molari, membre de la Société hellénique de la NLS.

 

            

 

                                     

 



[1] LACAN J., “Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École”, Autres écrits, Paris, éditions du Seuil, 2001, pp. 243-259.

LACAN J., “Note italienne”, Autres écrits, Paris, éditions du Seuil, 2001, pp.307-311.

LACAN J., “Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI”, Autres écrits, Paris, éditions du Seuil, 2001, pp. 571-573.

                                                                                                                                                    

[2] Miller J.-A., « La passe de la psychanalyse vers la science : le désir de savoir », Quarto, no 56. Ce texte, avec la Théorie de Turin et la Note Italienne de Lacan, a été traduit et publié en grec dans un ouvrage paru aux éditions Ekkremès sous le titre Textes sur l’École de Lacan.

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