Compte-rendu de la 34ème rencontre du Pont Freudien à Montréal les 26, 27 et 28 octobre 2012
Alexandre Stevens : La psychose ordinaire et les stabilisations par l’imaginaire
Montréal, le 4 novembre 2012, par Anne Béraud
Alexandre Stevens est intervenu à Montréal, d’abord pour une conférence qui a réuni une cinquantaine de personnes dont le titre était La solitude moderne ou le chaque-Un tout seul ; puis dans le cadre d’un séminaire du Champ Freudien sur La psychose ordinaire et les stabilisations par l’imaginaire, qui a rassemblé tout au long du week-end 28 personnes.
L’ensemble des activités s’est déroulé dans les locaux de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) dans une atmosphère conviviale et détendue, s’accordant avec le style rigoureux d’Alexandre Stevens, parsemé d’exemples cliniques précis, permettant de faire entendre à l’auditoire les questions en jeu.
La salle, aussi bien lors de la conférence, que tout au long du séminaire, a largement participé par ses commentaires et questions.
La conférence a été introduite par Ruzanna Hakobyan qui a évoqué sa rencontre, treize ans plus tôt, avec A. Stevens à Erevan en Arménie, première rencontre avec la psychanalyse lacanienne qui a déterminé son parcours dans celle-ci.
Lors de la conférence La solitude moderne ou le chaque-Un tout seul, A. Stevens a d’abord rappelé que la fonction paternelle, en articulant le désir et la loi, soutient des jouissances légitimes et permet de construire ses propres idéaux. Mais l’exception du Père n’est plus de mise. L’objet de consommation vient se substituer à la fonction paternelle laissant le sujet très seul. L’objet de consommation se métonymise et soutient le désir de l’obtenir, formant un pseudo idéal qui n’est pas un idéal. Lacan l’a repéré assez tôt en y répondant avec la pluralisation des noms-du-père. À chacun de bricoler quelque chose à cette place. À chaque sujet de se donner des repères, de construire son sinthome. Par exemple, une femme comme symptôme pour un homme. Puis, A. Stevens a développé l’aspect du Un-tout seul, reprenant l’exemple donné par Jacques-Alain Miller de l’addiction comme racine du symptôme, en tant que ça montre la réitération du même Un (l’alcoolique boit toujours le même verre : 1+1+1+1…). A. Stevens a terminé la conférence expliquant le symptôme analytique, côté sens avec sa vérité cachée et côté jouissance du trait qui se répète malgré le sujet, reprenant l’exemple de la passe de Jacqueline Dhéret (les miettes sonores).
Lors du séminaire de lecture, Alexandre Stevens a commenté le chapitre VI « La lettre d’amur » du Séminaire XIX … ou pire, de Jacques Lacan. Ce commentaire s’inscrit dans le cycle de notre séminaire mensuel du Pont Freudien, où nous étudions cette année le Séminaire XIX … ou pire.
Le commentaire détaillé d’A. Stevens, presque ligne à ligne, de ce chapitre, à partir de la lettre d’amur :
« Entre l’homme et la femme,
Il y a l’amour.
Entre l’homme et l’amour,
Il y a un monde.
Entre l’homme et le monde,
Il y a un mur. »1 ;
autant de façons de dire qu’il n’y a pas de rapport sexuel, lui a permis de déplier l’architecture de la demande d’amour : « Je te demande de refuser ce que je t’offre parce que c’est pas ça. »
A. Stevens a rappelé que l’amour inclut la haine. La haine n’est pas l’opposé de l’amour. C’est ce que Freud nommait l’ambivalence. Ce qui est à l’opposé de l’amour, c’est l’indifférence, comme l’indiquait Freud. Au fondement du « Je t’aime », il y a la haine car « je voudrais que quelque chose te soit arraché et qui me fasse une place », donc la demande d’amour inclut la haine, d’où l’invention par Lacan du terme d’« hainamoration ».
De l’écriture de la phrase sous forme de fonction propositionnelle, puis sous forme de nœud borroméen ─ le premier dans l’enseignement de Lacan ─, de ce nœud de sens (demander, offrir, refuser), nous voyons surgir l’objet (a) : « Je te demande de refuser ce que je t’offre parce que c’est pas ça que je désire. » « C’est pas ça » : c’est l’objet en tant qu’il n’a pas de nom qui se dégage du nœud des trois. L’objet a est serré par cet ensemble.
Lors du séminaire clinique, Geneviève Houde et Tahar Amghar ont chacun présenté un cas rencontré en institution. Il s’agissait de psychoses déclenchées mais pas florides. On retrouvait dans les deux cas un délire métonymique, dont l’un, présenté par Geneviève Houde, concernait une recherche de noms de maladies qu’aucun nom n’arrêtait. Poison et traitement à la fois, c’était le point d’appui principal de ce sujet. Le second cas, exposé par Tahar Amghar, révélait un sujet pour lequel les tentatives de suicide étaient le point d’appui pour faire appel à l’Autre, et dont la suppléance avait fini par être le circuit institutionnel dont les urgences hospitalières faisaient partie.
Lors du séminaire théorique sur La psychose ordinaire et les stabilisations par l’imaginaire, A. Stevens a repris le syntagme de psychose ordinaire, catégorie pragmatique inventée par Jacques-Alain Miller à partir de la dernière clinique de Lacan, donc dans une clinique continuiste, mais qui n’en demeure pas moins du côté des psychoses dans une clinique structurale. Le phénomène élémentaire contient toute la structure de la psychose, il vient pointer le moment où l’imaginaire fout le camp. La métonymie incessante a la même structure. La psychose ordinaire est-elle une psychose sans phénomène élémentaire ?
A. Stevens a déplié la liste des petits indices de la forclusion indiqués par J.-A. Miller dans l’article « Effet retour sur la psychose ordinaire » dans Quarto No 94-95 : indices par rapport au social (débranchement, désarrimage), indices qui relèvent de l’idée de soi et indices par rapport au corps.
À partir de la forclusion généralisée, où au départ, le Père n’opère pour personne, on va repérer quel trait stabilise tel sujet. Le trait de singularité absolue du sujet (tel qu’exposé dans les témoignages de passe) est-il si différent du phénomène élémentaire ? La différence est qu’il n’est pas attribué à l’Autre (il n’y a pas le tiret de la réplique comme dans l’exemple du Séminaire III de Lacan « – Truie »).
Dans la psychose ordinaire, quand l’axe imaginaire réussit, il y a un effet de normalisation.
A. Stevens a décliné différentes formes de stabilisations imaginaires : par l’idée imaginaire d’une communauté ; par le phénomène du dédoublement imaginaire hallucinatoire, comme dans le cas de Donna Williams ; par le marquage du corps (piercing ou tatouages comme des agrafes sur le corps) qui peut stabiliser un corps qui fuit et permet de tenir le sujet au corps. Le marquage du corps ne désigne pas nécessairement une psychose, mais il y a chez les psychotiques un côté pas arrêtable alors que chez les névrosés, il y a un principe de limitation.
Avant de nous proposer un schéma de la forclusion généralisée, A. Stevens a terminé le séminaire en nous parlant de Joyce qui se servit de la lettre pour se fabriquer un corps dans le corpus littéraire.
Père | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | |métaphore délirante
suppléances Béquilles
sinthome imaginaires
Les participants, ravis de cet intense travail, ont longuement applaudi Alexandre Stevens.
Nous poursuivrons le travail sur la psychose ordinaire avec Guy Briole en mars 2013 et avec Dominique Holvoet en avril 2013.