« S’il n’a pas encore achevé douze volumes de poésie, un homme ne sera point accepté parmi nous et il sera chassé pour défaut de poésie. Aucun homme ne sera admis avant que soit creusée, en pleine terre, une fosse noire où il sera enfoncé jusqu’au cou ; sa tête seule dépassera du sol, et il veillera sans nulle arme que son bouclier et une baguette de coudrier. Neuf guerriers lui lanceront alors leur javelot d’un même mouvement. Qu’un javelot vienne à percer son bouclier, qu’il le blesse ou le tue, et l’on n’acceptera pas cet homme inapte au maniement des armes. Nul ne sera admis qui n’ait été coursé par les guerriers dans les forêts d’Erin, cheveux au vent, offerts au piège des ronces et au lacis des rameaux. Si les branches dénouent ses cheveux, ou les accroche comme la laine d’agneau sur l’aubépine, bien loin de l’accueillir, on l’attrapera pour le balafrer. Si sa main tremble en tenant l’arme, si son pied brise les rameaux en pleine course, il sera refusé. Il doit franchir d’un bond des hautes branches, se faufiler sous les basses. Les paupières cousues à la poche des yeux, il sera coursé par le peule de Finn a travers marais et fondrière, avec deux sangliers puants au dos hérissés d’épines, aux pattes liées, au fond de son caleçon de toile. S’il s’enlise dans un marécage, s’il perd l’un des deux sangliers, il ne sera pas accepté par le peuple de Finn. Il restera cinq jours sur la cime glacée d’une montagne, assis avec un bois de cerf à douze branche au fond du caleçon, sans boire ni manger, et sans jouer aux échecs. S’il pousse un cri, S’il mange de l’herbe autour de lui, s’il cesse un instant de réciter de doux poèmes en mélodieux irlandais, il sera repoussé et blessé par nos armes. Quand une troupe le poursuit, il doit ficher un javelot dans la terre et se cacher derrière pour disparaitre grâce à ce mince abri, sans quoi il sera chassé pour défaut de sorcellerie. De même il devra se cacher sous un rameau, ou derrière une feuille morte, sous une pierre rouge, ou disparaitre en pleine course au fond de son caleçon de toile, sans changer de direction, sans ralentir sa course ou irriter des gens d’Erin. Il portera deux petits enfants sous sa veste, à hauteur des aisselles, et traversera l’Erin avec six guerriers en armes au fond du caleçon. Qu’il vienne à perdre un guerrier ou un javelot bleu et il sera chassé. Dans sa marche à travers l’Erin, il devra répartir avec sagesse cent têtes de bétail sur son corps, la moitié autour des aisselles, l’autre moitié dans son pantalon, sans jamais cessé de réciter de mélodieux poèmes. Il dissimulera cent béliers dans son pantalon sans offenser les gens d’Erin sans quoi Finn le reniera. Il devra traire avec agilité une vache bien grasse, puis porter la vache et le seau pendant vingt ans au fond du caleçon. Poursuivi dans son char par les hommes d’Erin, il lui faudra sauter, dissimuler char et cheval en son caleçon et se cacher derrière son javelot planté bien droit dans la terre d’Erin. A défaut de ces exploits, il sera rejeté par Finn. Mais s’il parvient à les accomplir, et s’il se montre habile, alors il rejoindra le peuple de Finn.
Quels sont les avantages du peuple de Finn ? demanda Liagan Luaimneach O Luachair Dheaghaidh.
Qui parle ? demanda Finn.
C’est Liagan Luaimneach O Luachair Dheaghaidh, dit Conan, le troisième des trois cousins de Cnoc Sneatcha, c’est Lagan Lumley O’Lowther-Day, d’Elphin Beg.
Je dirai trois choses et pas une de plus, dit Finn. Moi-même je peux acquérir la sagesse rien qu’en suçant mon pouce. Tel autre, sans même le savoir, peut défaire une armée en la regardant à travers ses doigts. Et tel autre peut soigner un guerrier malade en observant la fumée de la maison où il repose.”
Flann O’Brien, Swim-to-Birds,
dans Romans et chroniques dublinoises, Les Belles Lettres, p. 22 et 23.
Extrait par Yves Vanderveken
