En-Corps 21 – Vers le Congrès de l’AMP / Towards the WAP Congress 2016

 

​Corps parlants, corporisations de la Loi

Réginald Blanchet*

 

                  Le fait est universel, Claude Lévi-Strauss l’enseigne : « Toutes les cultures impriment leur marque au corps »[1]. Le corps des êtres parlants se définit donc d’être un corps parlé, c’est-à-dire marqué : marqué par l’Autre, qui fait ainsi relever de son appartenance le corps des membres de la collectivité. La marque imprimée au corps est en premier lieu marque distinctive. Elle identifie l’individu comme membre d’une communauté spécifique distincte de toutes les autres. Elle l’identifie aussi comme un, comme entité unique et dernière de la collectivité. De ces deux façons la marque apposée sur le corps relève du trait unaire et de sa fonction. La marque s’entend de plusieurs sortes. Elle peut être extérieure au corps (les façons de se vêtir), s’appliquer à même la surface du corps (maquillages, tatouages, etc.), modeler la morphologie même du corps et de ses organes (crânes déformés et remodelés à l’aide de procédés plus ou moins violents), et pénétrer dans la chair elle-même (incisions, mutilations, prothèses, etc.). Dans cette dernière modalité notamment il s’agit de corporisation de la marque : elle se fait chair. Saisie sous cet aspect la marque n’est pas seulement trait identificatoire du sujet en tant que sujet d’une collectivité donnée mais vecteur matériel de jouissance. Elle est elle-même, à l’instar des entailles produites sur le corps par la flagellation, « conductrice de jouissance », facteur d’excitation de la substance jouissante et, en cela, foncteur de jouissance. On tiendra donc que le rite comme procédure de corporisation des signifiants-maîtres de la collectivité vise à transmuer la substance jouissante corporelle de l’individu en substance jouissante de la Loi. Le sujet est appelé à s’en faire le responsable.

 

C’est ce que montre de façon exemplaire le rite d’initiation en usage chez les Indiens Mandans[2] des jeunes hommes parvenus à l’âge adulte au moment de leur intégration solennelle au sein de la communauté. Le cérémonial consiste à opérer un ensemble de marquages sur le corps des impétrants, notamment un ensemble de perforations, de déchirures, d’amputations et de balafres. Mais ce faisant, il s’agit de faire souffrir l’initié, et de le faire souffrir le plus atrocement possible jusqu’aux limites de l’insupportable. Par ce procédé la société impose sa marque indélébile sur le corps de celui qui en devient ainsi un membre à jamais. La marque faite sur le corps, incisée dans la chair, est irréversible. Mais demeure la question de savoir pourquoi un tel recours à la violence, pourquoi tant de cruauté ? Pourquoi cette volonté affirmée de faire souffrir, et de faire souffrir de la plus grande douleur concevable ? Car il s’agit bien là de sévices : déchirer la peau mais avec un couteau qui coupe mal, labourer le dos mais à l’aide d’une pierre mal aiguisée (la douleur en est à ce point insupportable qu’elle provoque l’évanouissement de l’initié), perforer le pénis avec l’os d’un jaguar, traîner l’impétrant par terre après l’avoir blessé aux jambes (c’est alors l’assistance elle-même qui exige que l’on mette fin au supplice tant il est insoutenable).

 

Pourquoi donc la torture et pourquoi sa ritualisation éclatante ? Pourquoi la violence portée à son paroxysme ? La réponse s’impose : il s’agit pour la société de s’emparer du corps de l’homme, d’en faire un corps où elle inscrit sa loi, sa loi de société de guerriers qui impose à chacun de toujours risquer la mort pour elle, où le guerrier ne s’appartient pas, où sa jouissance est assujettie à la loi du groupe, et au-delà à sa jouissance collective. Il s’agit donc de faire de la « substance de jouissance » individuelle qu’est le corps qui se jouit lui-même une substance qui jouit de la Loi dans toute sa rigueur et dans sa suprématie absolue. Il s’agit encore de faire jouir la Loi elle-même, d’assurer son triomphe sur la vie et les impératifs de sa conservation. Est ainsi gravé à jamais dans le corps du nouveau membre de la communauté l’énoncé qui devra gouverner sa jouissance : « Tu jouiras selon la loi du groupe. Ta jouissance d’individu n’y portera pas atteinte. Cela, tu ne pourras l’oublier puisque ton corps en porte la marque et la blessure, puisque ton corps n’en est désormais que la corporisation. » La cruauté du supplice, et son caractère extrême, s’éclaire donc : la cruauté exercée sur les corps et livrée en spectacle et à la jouissance de la collectivité est la cruauté nécessaire à la corporisation signifiante pour qu’elle fasse trace et reste vive à jamais.  La corporisation que le rituel accomplit vise à faire de la Loi un morceau de chair, un morceau de la chair d’être vivant de celui dans le corps duquel s’inscrit le texte de la Loi. Cette écriture à même le corps implique une essentielle mortification du vivant et entraîne sa transmutation en une sorte de lettre vive.

 

Mutatis mutandis il ne saurait y avoir de corps parlant à moins, de même qu’il ne saurait s’agir pour le corps du parlêtre de substance jouissante antéprédicative : c’est le signifiant qui reste la cause de sa jouissance. Telle sera aussi la norme qui ordonnera le lien social pour autant qu’il repose sur la collectivisation des jouissances. Celle-ci s’opère moyennant la corporisation par chacun des signifiants-maîtres qui fondent la communauté des corps parlants à laquelle il appartient.

 

* Membre de la Société Hellénique de la NLS, NLS, AMP

 

                 

 

 



[1] « Reconnaissance de la diversité culturelle : ce que nous apprend la civilisation japonaise », in L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Seuil, La Librairie du XXIème Siècle, Paris, avril 2011, p. 119.

[2] Clastres P., « De la torture dans les sociétés primitives », in La Société contre l’Etat, Éditions de Minuit, 1974, reprise en 2011, pp. 151-161.

 

 

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