Le maître aveugle
Dominique Holvoet
L’actualité présentifie plus que jamais la figure du maître aveugle dans le déchaînement de barbarie que nous renvoie quotidiennement l’objet regard contemporain électif constitué par l’écran numérique. L’écran est devenu le plus-de-jouir contemporain « mis au service du “maître de demain”, celui qui dit et montre ce qu’il convient de voir et d’entendre aujourd’hui [1] ».
Qu’est-ce qui nous regarde ainsi et nous fascine ? Comment le sujet contemporain est appelé, happé par ces images d’horreurs et de jouissance qui se déversent sur nos écrans ?
Lacan fait remarquer que la perception que le sujet a du monde ne tient qu’à une condition : le sujet percevant ne peut y être mis en question comme sujet percevant. « [J]e saisis le monde dans une perception qui semble relever de l’immanence du je me vois me voir. […D]ès lors que je perçois, mes représentations m’appartiennent [2]. » Lacan accentue cette appartenance des représentations pour faire valoir qu’en conséquence le sujet ne voit que ce qu’il veut bien voir, si je puis dire. Autrement dit, le sujet ne voit littéralement que ce qui le regarde – mais que ça le regarde, il l’ignore. Que ça le regarde est le point hors champ où se situe l’objet a.
La toile numérique démultiplie le point d’où je suis vu. D’ordinaire, c’est ce point d’où je suis vu qui est hors champ de ma représentation pour que celle-ci puisse se composer comme contemplation. La condition pour que je puisse contempler le spectacle du monde, c’est justement de ne pas me voir voyant. Sur l’écran au contraire, je suis vu de partout, l’objet a est éclaté, tout me regarde, je suis désorienté par défaut de localisation de l’objet.
Notre clinique est clinique du regard parce qu’elle n’est pas une clinique du visible, parce qu’elle invite à « s’abstraire de l’inéluctable modalité du visible et à renoncer à l’image au profit du signifiant [3] ». La sollicitation de l’analyste sera : « dites », qui laisse entendre un « qu’est-ce qui là vous regarde ? ». Des multiples tours du dit s’extrait ainsi l’objet regard fascinatoire pour mettre à nu le maître aveugle… qui est en nous.
Ce maître aveugle-là, c’est le discours de l’inconscient qui n’est autre qu’un discours de maître. Pour mettre en place l’expérience analytique, l’analyste se constitue d’abord comme S1, comme maître aveugle du déploiement de la répétition. Mais l’événement attendu sur fond de cette répétition, c’est l’événement de l’interprétation qui « accomplit l’inversion du statut de l’inconscient, cette inversion de la répétition à l’interprétation, l’inversion de la nécessité à la contingence [4] ». Autrement dit, l’interprétation réalise le passage du discours du maître aveugle qu’est l’inconscient au discours de l’analyste. L’analyste vient réveiller le point d’où le sujet est regardé et qu’il ignore. […]
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[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 76.
[3] Miller J.-A., « L’image Reine », La Cause du désir, no 94, mars 2022, p. 20.
[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les us du laps », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 2 février 2000, inédit.
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