Leçons d’un séminaire « démodé »

"L’écriture est une trace où se lit un effet de langage"
— Lacan, XX, 110



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Vlassis Skolidis
Leçons d'un séminaire «démodé»

Au premier abord, le Séminaire, Livre IV, La Relation d’objet, dont les avancées théoriques constituent une composante majeure de l'enseignement du « premier Lacan », est une référence un peu datée concernant les questions du corps. Mais, il suffit de se rappeler du mode d’accès que J.-A. Miller nous a enseigné, à savoir que la libido y est située au niveau de l’imaginaire, pour que des balises trop connues, telle la soi-disant dévalorisation de l’imaginaire au profit du symbolique, apparaissent sous un jour nouveau.

Prenons par exemple le commentaire de Lacan sur la tentative du petit Hans d’accéder, sous l’impulsion de son père, « à la signification d’un nouveau réel », celui de sa jouissance érectile nouvellement apparue. Lacan pointe que « le réel ne peut être réordonné dans la nouvelle configuration symbolique qu’au prix d’une réactivation de tous les éléments les plus imaginaires. Il se produit une véritable régression imaginaire par rapport au premier abord qu’en fait le sujet » [1]. Cette régression imaginaire consiste d’abord à un foisonnement d’images et de fantasmes, où le petit Hans « apprend comment on peut jouer avec les images » [2]. On retrouve ici la fonction du fantasme comme moyen de jouissance.

Mais Lacan y ajoute autre chose. Cette jouissance imaginaire n’épuise pas la question. Derrière son jouir concernant les images, le petit Hans découvre « qu’il est dans un bain de langage » et qu’il peut exploiter « la faveur précieuse que lui offre le fait de pouvoir parler » [3]. Autrement dit, parallèlement à la mise en place du transfert, le petit bonhomme découvre la jouissance du bla-bla. Au-delà des effets de signification, le sujet humain, le parlêtre, est habité par une autre jouissance, celle du réel de la parole, voire de lalangue. Dans la cure, cette jouissance est voilée derrière la passion du névrosé pour le sens. Elle n’est pas moins insistante pour autant. Et elle ne va pas sans le corps.

Dans ses fantasmes, le petit Hans met en scène son propre corps, ainsi que ceux de ses parents et des petites filles dont sa libido est captive. Des corps nus ou habillés, partis ou revenus, solitaires ou accompagnés, debout ou par terre, au galop ou au repos, angoissés ou sereins. Tout le potentiel pulsionnel du petit garçon se trouve métabolisé à travers cette exploitation d’images corporelles. Sans oublier le corps princeps du cas, celui du cheval dans toutes ses versions : en arrêt, en mouvement, en tumulte, tombant, mordant… Si le cheval est bien ce qui nomme la jouissance du petit Hans, celle-ci ne se laisse pas confiner au pouvoir métaphorique du langage. Un réel non assimilable au sens y insiste : le fameux « noir » devant la bouche du cheval, présentification de l’objet regard irréductible à toute intention de signification.
           
C’est ce « noir » énigmatique, non inclus dans le grand schéma de la métaphore paternelle ébauché dans ce séminaire, qui rebondira dans une conception lacanienne du corps au-delà de l’imaginaire, ouverte aux chicanes du réel.
 

[1] Lacan J., Le Séminaire, Livre IV, La Relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 343.
[2] Id.
[3] Ibid. p. 344.
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Prenons par exemple le commentaire de Lacan sur la tentative du petit Hans d’accéder, sous l’impulsion de son père, « à la signification d’un nouveau réel », celui de sa jouissance érectile nouvellement apparue. Lacan pointe que « le réel ne peut être réordonné dans la nouvelle configuration symbolique qu’au prix d’une réactivation de tous les éléments les plus imaginaires. Il se produit une véritable régression imaginaire par rapport au premier abord qu’en fait le sujet » [1]. Cette régression imaginaire consiste d’abord à un foisonnement d’images et de fantasmes, où le petit Hans « apprend comment on peut jouer avec les images » [2]. On retrouve ici la fonction du fantasme comme moyen de jouissance.

Mais Lacan y ajoute autre chose. Cette jouissance imaginaire n’épuise pas la question. Derrière son jouir concernant les images, le petit Hans découvre « qu’il est dans un bain de langage » et qu’il peut exploiter « la faveur précieuse que lui offre le fait de pouvoir parler » [3]. Autrement dit, parallèlement à la mise en place du transfert, le petit bonhomme découvre la jouissance du bla-bla. Au-delà des effets de signification, le sujet humain, le parlêtre, est habité par une autre jouissance, celle du réel de la parole, voire de lalangue. Dans la cure, cette jouissance est voilée derrière la passion du névrosé pour le sens. Elle n’est pas moins insistante pour autant. Et elle ne va pas sans le corps.

Dans ses fantasmes, le petit Hans met en scène son propre corps, ainsi que ceux de ses parents et des petites filles dont sa libido est captive. Des corps nus ou habillés, partis ou revenus, solitaires ou accompagnés, debout ou par terre, au galop ou au repos, angoissés ou sereins. Tout le potentiel pulsionnel du petit garçon se trouve métabolisé à travers cette exploitation d’images corporelles. Sans oublier le corps princeps du cas, celui du cheval dans toutes ses versions : en arrêt, en mouvement, en tumulte, tombant, mordant… Si le cheval est bien ce qui nomme la jouissance du petit Hans, celle-ci ne se laisse pas confiner au pouvoir métaphorique du langage. Un réel non assimilable au sens y insiste : le fameux « noir » devant la bouche du cheval, présentification de l’objet regard irréductible à toute intention de signification.
           
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[1] Lacan J., Le Séminaire, Livre IV, La Relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 343.
[2] Id.
[3] Ibid. p. 344.
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Communiqué de l'EFP du 25 avril 2021

 

Le Conseil et le Comité Executif de l'EFP reçoivent avec enthousiasme l'initiative de Jacques-Alain Miller de publier les textes que Lacan lui a confié. L'EFP est prête à mettre à disposition ses moyens pour la bonne réalisation de ce formidable projet.

 

Domenico Cosenza (Président) 

Loretta Biondi, Laurent Dupont, Angelina Harari, Felix Rueda, Alexandre Stevens (Conseillers) 

Maria Bolgiani, Alide Tassinari (Comité Exécutif)

 

 

 

Comunicado de la EFP de 25 de abril de 2021

 

El Consejo y el Comité Ejecutivo de la EFP acogen con entusiasmo la iniciativa de Jacques-Alain Miller de publicar los textos que Lacan le ha confiado.

La EFP está lista para poner a disposición sus recursos para la buena realización de este formidable proyecto.

 

Domenico Cosenza (Presidente) 

Loretta Biondi, Laurent Dupont, Angelina Harari, Felix Rueda, Alexandre Stevens (Consejeros) 

Maria Bolgiani, Alide Tassinari (Comité Ejecutivo)

 

 

 

Comunicato dell'EFP del 25 aprile 2021

 

Il Consiglio e il Comitato Esecutivo dell’EFP accolgono con entusiasmo l’iniziativa di Jacques-Alain Miller di pubblicare i testi che Lacan gli ha affidato.

L’EFP è pronta a mettere a disposizione le proprie risorse per la riuscita di questo formidabile progetto.

 

Domenico Cosenza (Presidente) 

Loretta Biondi, Laurent Dupont, Angelina Harari, Felix Rueda, Alexandre Stevens (Consiglieri) 

Maria Bolgiani, Alide Tassinari (Comitato Esecutivo)

 

 

 

Announcement of the EFP 25 April 2021

 

The Council and the Executive Committee of EFP enthusiastically welcome Jacques-Alain Miller's initiative to publish the texts that Lacan has entrusted to him.

The EFP is ready to make its resources available for the successful completion of this formidable project. 

 

Domenico Cosenza (President) 

Loretta Biondi, Laurent Dupont, Angelina Harari, Felix Rueda, Alexandre Stevens (Advisors) 

Maria Bolgiani, Alide Tassinari (Executive Committee)

 

 

 

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INTERVIEW AVEC BERLINDE DE BRUYCKERE

Au Congrès de la NLS


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Stijn Vanheule en conversation avec Berlinde De Bruyckere 

sur son œuvre et ses nouveaux ouvrages

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TRACES

Stijn Vanheule sur les dessins de Berlinde De Bruyckere

Schermafbeelding 2021-05-05 om 14.46.44.png

https://www.hauserwirth.com/artists/2782-berlinde-de-bruyckere?modal=media-player&mediaType=artwork&mediaId=27167&browseMedia=true

Savoir plus : https://www.hauserwirth.com/artists/2782-berlinde-de-bruyckere

Nouvelle exhibition : https://www.bonnefanten.nl/en/exhibitions/berlinde-de-bruyckere?set_language=en.




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Lieve Billiet
De l’Un de l’unité à l’Un de l’événement de corps [1]

De quoi parlons-nous quand nous parlons du corps? Nous employons le mot au quotidien, mais sans doute importe-t-il se défaire de l’illusion qu’il irait de soit qu’on sait de quoi on parle quand on parle du corps. Lacan a conceptualisé le corps de plusieurs façons : comme une image dans le miroir, comme un monument érigé, comme une surface trouée, comme un sac vide, comme la seule consistance mentale, comme une substance jouissante, …. Le thème de l’année et l’argument d’Alexandre Stevens m’ont mis au travail et voilà que je vous apporte ce que j’ai appris moi-même en retravaillant le thème, en revenant sur les conceptualisations du corps à travers l’enseignement de Lacan. Prenant comme fil la question de l’Un et de l’unité, mon parcours me mènera du corps du narcissisme, au corps du désir, puis au corps de la pulsion, enfin au corps de la jouissance. En cours de route, je ferai quelques petits détours du côté des philosophes qui sont des interlocuteurs importants de Lacan concernant le corps. Il me semble que, en gros, le débat gravite autour de deux questions : le corps relève-t-il de l’être ou de l’avoir ? le corps, est-il mort ou vivant ?
 
Le corps du narcissisme – l’Un de l’unité
 
Comment se fait-il que l’être humain puisse avoir l’illusion d’avoir un corps ? C’est la question avec laquelle Lacan fait son entrée dans la psychanalyse. Si d’emblée la question de l’avoir se pose, c’est que d’emblée il est clair que ce corps l’être humain ne l’est pas. Lacan se sert de son stade du miroir comme d’une grande balayette – pour reprendre les mots d’Eric Laurent – pour toucher à l’évidence du narcissisme dans le milieu psychanalytique.  “Le terme de narcissisme avait été introduit par Freud, et donnait l’idée d’une connaturalité du sujet avec son corps, d’une identification première du sujet avec son corps.  Lacan va se servir des apports d’autres disciplines pour montrer à quel point le sujet reste toujours à l’extérieur de son corps. Pas de narcissisme primaire est équivalent à dire : on a un corps, on ne l’est pas.”[2] Plutôt qu’un stade, le stade du miroir est une condensation logique, précise Eric Laurent. En effet, il ne s’agit pas d’une étape inscrite dans le programme du corps biologique, dans l’être. L’unification du corps morcelé de l’infans se réalise par l’assomption de l’image de l’autre que l’enfant est pour lui-même. Et c’est pour autant qu’il s’identifie avec l’image de l’autre dans le miroir, qu’il n’est plus ce corps biologique, morcelé, marqué par la prématurité, mais qu’il aura un corps, qu’il appellera ‘mon corps’. Le ‘mon’, possessif, témoigne bien qu’on est dans le registre de l’avoir.  Si cette assomption met fin au morcellement, à la déhiscence, à la discorde primordiale, – les mots figurent dans le texte de Lacan et évoquent une détresse, un désarroi organique originelle – elle ne le fait qu’en installant une autre discordance, une autre faille. Le corps que l’on a, que l’on s’est approprié comme le sien, est un corps étranger, un corps autre. C’est en cela que c’est une illusion qu’on l’aurait.

Précisons une chose. Quand on dit : l’infans s’identifie avec l’image de l’autre, on pourrait penser que l’initiative vient tout de lui. Ce n’est pas ce que Lacan pose. Sa thèse fondamentale à ce moment, thèse qu’il développe beaucoup plus loin dans son texte Propos sur la causalité psychique, concerne les effets formateurs de l’image, plus précisément du type d’image appelé Gestalt, une image qui a une certaine prégnance. L’image du corps est une telle Gestalt.

Le mot pregnance souligne ce que l’image peut avoir d’imposant, de contraignant, d’incontournable. Alors l’infans est-il pure passivité, réceptivité ? Non. Et c’est bien là qu’il y a un écart entre l’opérativité de la Gestalt dans le monde de l’animal et le monde de l’être humain.  Chez l’animal l’effet est immédiat et automatique, chez l’être humain il faut un consentement, c’est ce qu’implique le mot d’assomption. L’infans doit assumer l’image qui s’impose de l’extérieur. Pour qu’il puisse le faire, il faut la présence de l’adulte, de l’Autre qui incarne le point d’où l’enfant peut se voir. Ce point est un point symbolique, qui permet d’échapper à la dimension purement persécutrice de l’image.

Dans cette première conceptualisation du corps, l’effet du symbolique est donc l’unification du corps comme image. Alexandre Stevens le formule ainsi : « Le corps dans sa première présence, comme pur organisme, comme réel, est morcelé et c’est par l’image qu’il est fait Un, mais un Un tout imaginaire donc. La seule signification ici est celle d’une efficacité symbolique réduite à l’identification imaginaire, … »[3] En effet, qu’il s’agit du corps imaginaire, n’empêche pas qu’il y a bien un élément symbolique en jeu. Par là on peut dire que la prégnance de la Gestalt, l’empreinte de la belle forme est bien la première modalité de l’effet corporel du symbolique.

 
Deux remarques avant d’aller plus loin. Premièrement, la thèse des effets formateurs de la Gestalt constitue un renversement radical de la théorie classique de la perception et de la connaissance selon laquelle le sujet de la perception, le percipiens, se trouve hors du champ du perçu, hors du perceptum. Par la perception il acquiert une connaissance de ce monde. Et en intégrant les perceptions, il obtient une image unifiée du monde, comme de son corps.

Non, dit Lacan, ce n’est pas l’infans qui intègre les pièces détachées du corps en image unifiée. Cette image est une Gestalt qui s’impose de l’extérieur. Le perceptum s’impose, tout comme la connaissance d’ailleurs. D’où sa structure paranoïaque. Elle est d’une certaine façon persécutrice.

Lacan va critiquer cette théorie classique de façon beaucoup explicite dans la première partie de son texte D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose. Elle ne sera plus fondée là sur les effets formateurs de la Gestalt, mais sur l’effet formateur du signifiant. Mais le renversement est donc bien présent dès son stade du miroir. Elle est essentielle et reste d’une grande actualité, pour autant que la thèse que l’intégration vient de l’extérieur, que la structure s’impose de l’extérieur, que « ça passe par l’a/Autre », que la langue a des effets corporels, est exactement ce que nie l’approche neuro-cognitiviste. Pour le neuro-cognitiviste, l’intégration se fait tout seul, sans a/Autre. Là, pas question d’effets corporels de la langue, quels qu’ils seraient. Lacan passe la balaie sur les postfreudiens comme sur l’organo-dynamisme d’Henry Ey, précisément sur des points qu’on retrouve dans les thèses neuro-cognitivistes contemporaines, y compris sur le corps.

Deuxièmement, la connaissance n’a pas seulement une structure paranoïaque, elle est aussi méconnaissance. Elle ne donne pas « une idée adéquate » du monde, du sujet, de l’autre, du corps. C’est très fondamental dans ce texte et c’est une autre critique à l’adresse des postfreudiens, qui voient dans le Moi, lié au système perception-conscience dans la deuxième topique de Freud, l’instance qui serait le siège du principe de réalité, qui garantirait que ce qui se présente comme perception en soit bien une et non pas une hallucination.

Or, ce qui compte, c’est que cela montre que dans la perception, dans la connaissance, il y a de la libido en jeu. Ce qui s’impose comme perception, ce n’est pas de « l’information » toute neutre comme la théorie classique et comme les neuro-cognitivistes contemporains le postulent, ce qui s’impose c’est une expérience libidinale. Freud est très explicite sur le point que la constitution du champ de la réalité exige une délibidinalisation, il faut que la libido soit extraite. Pour le neuro-cognitiviste, l’input, c’est de l’information, pour le psychanalyste, l’input, c’est une expérience de jouissance. Pour le neuro-cognitiviste le corps est un ordinateur, une machine, et donc mort, pour le psychanalyste le corps est vivant.
Le moi, pour Freud, n’est pas pure garant de la réalité, le moi est siège du narcissisme. Ce narcissisme n’est pas primaire. L’assomption de l’image du corps se fait de façon jubilante. C’est bien une expérience de satisfaction.  Cette assomption aura comme effet que la libido sera localisée dans l’image du corps, qu’elle y sera emprisonnée, qu’elle ne circulera pas partout.[4]

 
Le corps du désir – le corps mortifié, châtré
 
Passons maintenant au Lacan classique qui se sert d’une deuxième balayette, toujours dans les mots d’Éric Laurent,[5] son atome de communication comme alternative au signifiant linguistique, pour arriver à la conception classique du sujet comme ce qui est représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Le signifiant ne renvoie pas à la chose, le signifiant renvoie à un autre signifiant ; il ne nomme pas l’être, il représente le sujet comme manque-à-être.

Qu’en est-il du corps de ce sujet qui se définit comme manque-à-être ? Il va de soi que ce corps, le sujet ne l’est pas, puisque en tout cas le sujet n’est pas de l’ordre de l’être. Mais que peut-on dire du corps qu’il a ? Avec l’introduction de l’ordre symbolique, le corps acquiert un statut symbolique. Ce corps symbolique, c’est le corps qui a subi les effets mortifères du signifiant. Le signifiant impose un effet de mortification à la vie, écrit Alexandre Stevens, avec un double effet sur le corps : mort symbolique dans la vie, vie symbolique dans la mort. « La mort symbolique est conçue à cet égard comme négation de la vie biologique, (…) mais aussi bien comme affirmation de la vie symbolique au-delà de la vie biologique. »[6]  Le corps symbolique qui survit le corps biologique, c’est le corps élevé par le signifiant à cette dimension singulière qui le fait saisir dans une organisation funéraire.[7] La sépulture signifie une permanence du corps au-delà de la vie, elle est le signe que la vie et le corps sont désormais marqués par le signifiant.

L’accent mis sur l’effet de mortification, nouvelle modalité de l’effet corporel de la langue, ne doit pas nous faire oublier que l’opération de symbolisation a aussi un effet sur le corps imaginaire. Là où dans le stade du miroir, l’effet du symbolique était la signification de l’unité, maintenant, l’effet dans l’imaginaire sera justement que cette unité est entamée. Désormais l’accent sera sur le manque.[8] Si l’image dans le miroir était bien une image, le corps signifié par le signifiant est un corps représenté. Représentation n’équivaut pas image. Représentation implique manque. Le corps imaginaire est désormais un corps châtré. Ce qui compte, c’est ce qu’on ne voit pas, c’est le phallus imaginaire, le phallus en tant qu’il manque. Double effet corporel de la langue donc : dans le symbolique le corps est mortifié, dans l’imaginaire le corps est châtré. Par le désir, le corps mortifié se trouvera revivifié un peu. De la jouissance, de la vie, il ne restera pas plus qu’un peu de désir.

Ce corps représenté, ce corps du désir, c’est le corps que Freud rencontre dans la clinique de l’hystérie. Dans un texte de 1893, Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques, il explique comment le corps de l’hystérique, n’est ni le corps de l’anatomie, ni le corps de la perception. C’est le corps de la représentation, un corps dont les symptômes témoignent de la vérité du désir, du manque, de la castration, d’une vérité toujours sexuelle.

 
Le corps de la pulsion – le corps des trous et des bords
 
Avec l’introduction de l’ordre symbolique le corps du désir est venu à l’avant-plan, un corps mortifié dans le symbolique, châtré dans l’imaginaire. Le manque reste donc bien situé dans l’imaginaire, l’Autre étant supposé complet. Cela veut dire que rien de la vie n’échappe à l’opération de mortification, de négativation. C’est ce qui va changer dans un temps suivant.

Dans le Séminaire VI Lacan dira que le grand secret de la psychanalyse est que l’Autre de l’Autre n’existe pas. L’Autre n’étant pas complet, l’opération de symbolisation n’est pas totale, pas tout de la vie est mortifié par le signifiant, pas tout de la libido est capté (emprisonné dans l’image du corps, négativé par le signifiant), transformé en signification phallique.  Ce qui reste en dehors de la symbolisation, sera l’enjeu de l’opération de séparation qui vient compléter l’opération de l’aliénation où se produit l’effet de signification, et résultera dans la production de l’objet a, objet de la pulsion partielle. Le vivant du corps ne sera plus conceptualisé à partir de l’opposition entre l’effet de mortification du signifiant et l’effet de vivification du désir, l’opposition sera celle entre la représentation et la pulsion.

Qu’est-ce que ça veut dire ? De l’image à la représentation l’accent passait du tout visible, du tout perceptible (même si c’était un perceptum qui s’imposait), à ce qui restait invisible, à ce qui manquait dans la représentation (le phallus imaginaire). Avec l’introduction de l’objet a, cet objet hors corps comme Lacan l’appellera, l’opposition ne sera plus entre le visible et l’invisible, titre du livre de Maurice Merleau-Ponty, qui parait au moment du Séminaire XI, l’opposition sera entre le visuel et le scopique.  Au moins pour ce qui concerne l’objet regard.
 

Dans Les prisons de la jouissance Jacques-Alain Miller dit le suivant. La phénoménologie de Husserl et de Merleau-Ponty postule que le visible cache l’invisible. Puisque nous vivons dans un monde tridimensionnel, une partie des objets échappe forcément à la vision. Ce point de départ de la phénoménologie s’oppose au point de départ de Descartes.  Dans le monde de Descartes, tout est plane, nous vivons dans l’étendue. Pas de points aveugles. Dans le monde de Husserl les cachettes fourmillent. Puisque dès qu’on pose que nous voyons les choses à partir d’une certaine perspective, cela implique que d’autres restent cachées. Merleau-Ponty critique l’approche géométrique de l’espace, du monde comme Dieu le voit à partir d’une position transcendantale.

On reconnaît chez Descartes la théorie classique de la perception et de la connaissance que Lacan critiquait dès le stade du miroir. La phénoménologie critique aussi cette théorie classique, mais pas de la même façon. Ce qui revient à dire que cette critique ne suffit pas à faire des phénoménologues des lacaniens, ni de Lacan un phénoménologue. La phénoménologie postule que le sujet de la perception ne se trouve pas à l’extérieur du monde qu’il perçoit, mais elle le fait d’une toute autre façon que Lacan. Pour Lacan il n’y a pas de transparence non plus, il y a des points aveugles, mais le point aveugle n’est pas simplement un objet caché par un autre objet, un angle mort, pourrait-on dire, que l’on pourrait rendre visible avec l’aide d’un miroir spécial, en prenant une autre perspective. Pour Lacan, l’angle mort est un angle où quelque chose échappe de façon radicale à la visibilité, à la perception, et bien parce que ce point est la condition même de la perception. Ce point, c’est la place de l’objet regard.
Et puis, ce point aveugle n’est pas un angle mort, parce que c’est justement le point du plus de vie, le point où reste un part de libido, de jouissance non négativée. Le point aveugle est le point autour duquel la pulsion partielle suit son trajet. Et c’est justement pour autant que le vivant, la libido, est localisée là, que le champ de la réalité se constitue.

Rappelons la thèse de Freud que la constitution du champ de la réalité suppose une délibinalisation. Chez Lacan cette délibinalisation se réalise : 1. En emprisonnant la libido, le vivant dans l’image du corps ; c’est le narcissisme ; 2. en négativant la libido, le vivant dans la signification phallique ; c’est le désir 3. En extrayant la libido, le vivant pour la condenser dans l’objet hors-corps, objet autour duquel la pulsion suit son trajet. On voit à quel point tout cela est affaire de corps, de corps vivant. On voit aussi en quoi tout cela est effet de la langue.

Le corps de la pulsion n’est pas une image de totalité, ni une représentation, le corps de la pulsion est un corps où l’accent est sur les orifices corporels, c’est un corps de trous et de bords, c’est un corps d’objets hors-corps, d’objets chu du corps : le regard, la voix, les fèces, le sein.  Cette multitude d’objets met fin à toute idée d’unité ou d’unification du corps vivant. Pour Lacan, et en cela il diffère de Freud, il n’y a même pas un début de rassemblement, d’intégration des pulsions partielles qui se subordonneraient au phallus. Plus question d’une tendance à l’unification, tendance fondamentale de l’Eros. La seule chose qu’il y a, c’est le voile de l’image ; le corps imaginaire voile un corps de trous et de bords.

 
Le corps de la jouissance – le corps troumatisé, l’Un de l’événement de corps
 
Jusque-là, Un et unité semblaient aller de pair. Le morcellement du corps est voilé par l’image du corps unifié. Et ce corps unifié incarne en même temps la notion de l’Un. Le corps unifié constitue la quantité Un. Dans le Séminaire XX Lacan va séparer radicalement les notions de l’unité et de l’Un. L’Un du corps unifié est purement imaginaire. Mais il y a un autre Un. Dans Biologie lacanienne et événement de corps Jacques-Alain Miller souligne que la question d’où vient le Un, parcourt comme un fil rouge le Séminaire XX. La réponse de Lacan : le Un vient du signifiant.[9]

Dans ce Séminaire XX Lacan dit que le signifiant est cause de jouissance.[10] Ce signifiant-cause de jouissance, ce signifiant Un, il ne le définit plus comme un élément discret, mais comme un rond de ficelle. Pourquoi ? Parce que le rond de ficelle est « la plus éminente représentation du Un en ce sens qu’il n’enferme qu’un trou. »[11] La rencontre de la langue avec le corps est de l’ordre de la contingence. Cette rencontre affecte le corps, elle laisse une trace.  Cette trace en tant que tel est un trou, mais elle produit un effet d’itération. Voilà un effet de langue qui n’est pas effet de sens mais effet de jouissance.
Lacan va définir le corps à partir de la notion de la substance jouissante. C’est une définition très radicale pour autant que la question n’est plus comment corps et jouissance sont articulés (via la Gestalt, via la signification phallique, via les pulsions partielles), mais que le corps est défini à partir de la jouissance. « Un corps cela se jouit. »[12]   On pouvait étudier l’articulation entre jouissance et corps aussi longtemps qu’il s’agissait du corps imaginaire (que ce corps imaginaire soit abordé comme image d’une totalité, comme représentation avec le manque que cela implique, comme ayant des orifices). Quand il s’agit du corps réel, corps et jouissance, c’est la même chose. Définir le corps comme substance jouissante, c’est abandonner toute notion intuitive, imaginaire de ce que serait un corps, pour dire plus radicalement encore qu’avant qu’il n’y a pas d’évidence du corps, qu’il n’y a de corps que pour autant que l’impact du signifiant fait exister le corps comme substance jouissante.[13]

La notion de substance jouissante est la réponse de Lacan à Descartes. Descartes rompt avec l’idée aristotélicienne d’une harmonie, d’une unité du corps et de l’âme, de l’identification du corps et de l’être, du corps et de la vie. Chez Aristote, le corps est vivant, le corps respire le cosmos ; chez Descartes le corps est mort.[14] Le corps est pure étendue, le corps est une machine.[15] Depuis Descartes, qui met fin à l’union entre corps et âme, l’être humain n’est pas un corps, il a un corps. Et ce corps qu’il a, est un corps mort. Il y a bien eu des tentatives dans la philosophie de restaurer l’unité du vivant, souligne Jacques-Alain Miller, comme par exemple la phénoménologie « qui essaye de restaurer la connaturalité de l’homme au monde, qui se centre sur la présence corporelle, qui étudie la présence au monde dans, par, à travers un corps.[16] (…) La présupposition, (…) c’est qu’il y a quelque part un lieu de l’unité, qui est l’identification de l’être et du corps. »

Ce n’est pas en restaurant, comme les phénoménologues, l’unité du vivant aristotélicienne que Lacan va réinsuffler la vie au corps mort cartésien. Pour Lacan, ce qui rend le corps vivant, c’est la jouissance. A la substance étendue cartésienne, Lacan oppose le jouir d’un corps. Le corps-substance jouissante du parlêtre s’oppose au corps du sujet.  Je renvoie à l’argument d’Alexandre Stevens où il cite Jacques-Alain Miller : « Le sujet lacanien (…) il n’avait qu’un corps visible, réduit (…) à la prégnance de sa forme (…). Est-ce qu’avec la pulsion, avec la castration, avec l’objet a, le sujet retrouvait un corps ? Il ne retrouvait qu’un corps que sublimé par le signifiant. Avant le dernier enseignement de Lacan, le corps du sujet, c’était toujours un corps signifiantisé, porté par le langage. Il en va tout autrement à partir de la jaculation Yadl’Un parce que le corps apparaît alors comme l’Autre du signifiant, en tant que marqué, en tant que le signifiant y fait événement. » [17]

Le corps-substance jouissante est un corps traumatisé, c’est un corps où itère la frappe du signifiant – effet corporel de la langue -, c’est le corps de ce que Lacan appellera dans son texte sur Joyce l’événement de corps.  Là, il n’est plus question uniquement d’être ou d’avoir. Ce corps de l’événement de corps, sûrement le parlêtre ne l’est pas, et sûrement il pense seulement l’avoir, puisque le corps fout le camp à tout instant, ajoute Lacan. L’évènement de corps n’est ni de l’ordre de l’être, ni de l’ordre de l’avoir, il est de l’ordre de l’existence. C’est ce que Jacques-Alain Miller a développé dans son cours sur l’Etre et l’Un.

References:
 

[1] Ce texte reprend une intervention à la Journée de la NLS-Québec, 27 mars 2021.
[2] E. Laurent, Sur l’envers de la biopolitique, Quarto, 115-116, p. 11.
[3] A. Stevens, Effets corporels de la langue, Blog du congrès[4] J.-A. Miller, L’image du corps en psychanalyse, Quarto, 68, pp. 94-104.
[5] E. Laurent, o.c., p. 14.
[6] J.-A. Miller, Biologie lacanienne et événement de corps, La Cause freudienne, 44, p. 21.
[7] A. Stevens, o.c..
[8] J.-A. Miller, Les prisons de la jouissance, La Cause freudienne, 69, p. 116.
[9] J.-A. Miller, Biologie lacanienne …, o.c., p. 8.
[10] J. Lacan, Le Séminaire Livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 27.
[11] Ibid., p. 115.
[12] Ibid., p. 126.
[13] Ca évoque pour moi ce que Lacan a pu dire sur la paranoia : ayant étudié dans sa thèse de doctorat le rapport entre paranoïa et personnalité, il dira plus tard que la paranoïa c’est la personnalité ;  là il s’agissait de l’abandon très radical de toute conception intuitive, psychologisante de ce que serait la personnalité, comme d’ailleurs la paranoïa.
[14] J.-A. Miller, Biologie lacanienne …, o.c., p. 12.
[15] Lacan le souligne dès son séminaire II, renvoyant à un livre de Descartes L’homme, dont le premier chapitre s’intitule : La machine du corps.
J. Lacan, Le Séminaire Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, pp. 93-94.
[16] La phénoménologie ne part pas du lien entre perception et conscience, mais entre l’expérience corporelle et la perception.
[17] J.-A. Miller, L’Etre et l’Un, cours 12.
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Lieve Billiet
De l’Un de l’unité à l’Un de l’événement de corps [1]

De quoi parlons-nous quand nous parlons du corps? Nous employons le mot au quotidien, mais sans doute importe-t-il se défaire de l’illusion qu’il irait de soit qu’on sait de quoi on parle quand on parle du corps. Lacan a conceptualisé le corps de plusieurs façons : comme une image dans le miroir, comme un monument érigé, comme une surface trouée, comme un sac vide, comme la seule consistance mentale, comme une substance jouissante, …. Le thème de l’année et l’argument d’Alexandre Stevens m’ont mis au travail et voilà que je vous apporte ce que j’ai appris moi-même en retravaillant le thème, en revenant sur les conceptualisations du corps à travers l’enseignement de Lacan. Prenant comme fil la question de l’Un et de l’unité, mon parcours me mènera du corps du narcissisme, au corps du désir, puis au corps de la pulsion, enfin au corps de la jouissance. En cours de route, je ferai quelques petits détours du côté des philosophes qui sont des interlocuteurs importants de Lacan concernant le corps. Il me semble que, en gros, le débat gravite autour de deux questions : le corps relève-t-il de l’être ou de l’avoir ? le corps, est-il mort ou vivant ?
 
Le corps du narcissisme – l’Un de l’unité
 
Comment se fait-il que l’être humain puisse avoir l’illusion d’avoir un corps ? C’est la question avec laquelle Lacan fait son entrée dans la psychanalyse. Si d’emblée la question de l’avoir se pose, c’est que d’emblée il est clair que ce corps l’être humain ne l’est pas. Lacan se sert de son stade du miroir comme d’une grande balayette – pour reprendre les mots d’Eric Laurent – pour toucher à l’évidence du narcissisme dans le milieu psychanalytique.  “Le terme de narcissisme avait été introduit par Freud, et donnait l’idée d’une connaturalité du sujet avec son corps, d’une identification première du sujet avec son corps.  Lacan va se servir des apports d’autres disciplines pour montrer à quel point le sujet reste toujours à l’extérieur de son corps. Pas de narcissisme primaire est équivalent à dire : on a un corps, on ne l’est pas.”[2] Plutôt qu’un stade, le stade du miroir est une condensation logique, précise Eric Laurent. En effet, il ne s’agit pas d’une étape inscrite dans le programme du corps biologique, dans l’être. L’unification du corps morcelé de l’infans se réalise par l’assomption de l’image de l’autre que l’enfant est pour lui-même. Et c’est pour autant qu’il s’identifie avec l’image de l’autre dans le miroir, qu’il n’est plus ce corps biologique, morcelé, marqué par la prématurité, mais qu’il aura un corps, qu’il appellera ‘mon corps’. Le ‘mon’, possessif, témoigne bien qu’on est dans le registre de l’avoir.  Si cette assomption met fin au morcellement, à la déhiscence, à la discorde primordiale, – les mots figurent dans le texte de Lacan et évoquent une détresse, un désarroi organique originelle – elle ne le fait qu’en installant une autre discordance, une autre faille. Le corps que l’on a, que l’on s’est approprié comme le sien, est un corps étranger, un corps autre. C’est en cela que c’est une illusion qu’on l’aurait.

Précisons une chose. Quand on dit : l’infans s’identifie avec l’image de l’autre, on pourrait penser que l’initiative vient tout de lui. Ce n’est pas ce que Lacan pose. Sa thèse fondamentale à ce moment, thèse qu’il développe beaucoup plus loin dans son texte Propos sur la causalité psychique, concerne les effets formateurs de l’image, plus précisément du type d’image appelé Gestalt, une image qui a une certaine prégnance. L’image du corps est une telle Gestalt.

Le mot pregnance souligne ce que l’image peut avoir d’imposant, de contraignant, d’incontournable. Alors l’infans est-il pure passivité, réceptivité ? Non. Et c’est bien là qu’il y a un écart entre l’opérativité de la Gestalt dans le monde de l’animal et le monde de l’être humain.  Chez l’animal l’effet est immédiat et automatique, chez l’être humain il faut un consentement, c’est ce qu’implique le mot d’assomption. L’infans doit assumer l’image qui s’impose de l’extérieur. Pour qu’il puisse le faire, il faut la présence de l’adulte, de l’Autre qui incarne le point d’où l’enfant peut se voir. Ce point est un point symbolique, qui permet d’échapper à la dimension purement persécutrice de l’image.

Dans cette première conceptualisation du corps, l’effet du symbolique est donc l’unification du corps comme image. Alexandre Stevens le formule ainsi : « Le corps dans sa première présence, comme pur organisme, comme réel, est morcelé et c’est par l’image qu’il est fait Un, mais un Un tout imaginaire donc. La seule signification ici est celle d’une efficacité symbolique réduite à l’identification imaginaire, … »[3] En effet, qu’il s’agit du corps imaginaire, n’empêche pas qu’il y a bien un élément symbolique en jeu. Par là on peut dire que la prégnance de la Gestalt, l’empreinte de la belle forme est bien la première modalité de l’effet corporel du symbolique.

 
Deux remarques avant d’aller plus loin. Premièrement, la thèse des effets formateurs de la Gestalt constitue un renversement radical de la théorie classique de la perception et de la connaissance selon laquelle le sujet de la perception, le percipiens, se trouve hors du champ du perçu, hors du perceptum. Par la perception il acquiert une connaissance de ce monde. Et en intégrant les perceptions, il obtient une image unifiée du monde, comme de son corps.

Non, dit Lacan, ce n’est pas l’infans qui intègre les pièces détachées du corps en image unifiée. Cette image est une Gestalt qui s’impose de l’extérieur. Le perceptum s’impose, tout comme la connaissance d’ailleurs. D’où sa structure paranoïaque. Elle est d’une certaine façon persécutrice.

Lacan va critiquer cette théorie classique de façon beaucoup explicite dans la première partie de son texte D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose. Elle ne sera plus fondée là sur les effets formateurs de la Gestalt, mais sur l’effet formateur du signifiant. Mais le renversement est donc bien présent dès son stade du miroir. Elle est essentielle et reste d’une grande actualité, pour autant que la thèse que l’intégration vient de l’extérieur, que la structure s’impose de l’extérieur, que « ça passe par l’a/Autre », que la langue a des effets corporels, est exactement ce que nie l’approche neuro-cognitiviste. Pour le neuro-cognitiviste, l’intégration se fait tout seul, sans a/Autre. Là, pas question d’effets corporels de la langue, quels qu’ils seraient. Lacan passe la balaie sur les postfreudiens comme sur l’organo-dynamisme d’Henry Ey, précisément sur des points qu’on retrouve dans les thèses neuro-cognitivistes contemporaines, y compris sur le corps.

Deuxièmement, la connaissance n’a pas seulement une structure paranoïaque, elle est aussi méconnaissance. Elle ne donne pas « une idée adéquate » du monde, du sujet, de l’autre, du corps. C’est très fondamental dans ce texte et c’est une autre critique à l’adresse des postfreudiens, qui voient dans le Moi, lié au système perception-conscience dans la deuxième topique de Freud, l’instance qui serait le siège du principe de réalité, qui garantirait que ce qui se présente comme perception en soit bien une et non pas une hallucination.

Or, ce qui compte, c’est que cela montre que dans la perception, dans la connaissance, il y a de la libido en jeu. Ce qui s’impose comme perception, ce n’est pas de « l’information » toute neutre comme la théorie classique et comme les neuro-cognitivistes contemporains le postulent, ce qui s’impose c’est une expérience libidinale. Freud est très explicite sur le point que la constitution du champ de la réalité exige une délibidinalisation, il faut que la libido soit extraite. Pour le neuro-cognitiviste, l’input, c’est de l’information, pour le psychanalyste, l’input, c’est une expérience de jouissance. Pour le neuro-cognitiviste le corps est un ordinateur, une machine, et donc mort, pour le psychanalyste le corps est vivant.
Le moi, pour Freud, n’est pas pure garant de la réalité, le moi est siège du narcissisme. Ce narcissisme n’est pas primaire. L’assomption de l’image du corps se fait de façon jubilante. C’est bien une expérience de satisfaction.  Cette assomption aura comme effet que la libido sera localisée dans l’image du corps, qu’elle y sera emprisonnée, qu’elle ne circulera pas partout.[4]

 
Le corps du désir – le corps mortifié, châtré
 
Passons maintenant au Lacan classique qui se sert d’une deuxième balayette, toujours dans les mots d’Éric Laurent,[5] son atome de communication comme alternative au signifiant linguistique, pour arriver à la conception classique du sujet comme ce qui est représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Le signifiant ne renvoie pas à la chose, le signifiant renvoie à un autre signifiant ; il ne nomme pas l’être, il représente le sujet comme manque-à-être.

Qu’en est-il du corps de ce sujet qui se définit comme manque-à-être ? Il va de soi que ce corps, le sujet ne l’est pas, puisque en tout cas le sujet n’est pas de l’ordre de l’être. Mais que peut-on dire du corps qu’il a ? Avec l’introduction de l’ordre symbolique, le corps acquiert un statut symbolique. Ce corps symbolique, c’est le corps qui a subi les effets mortifères du signifiant. Le signifiant impose un effet de mortification à la vie, écrit Alexandre Stevens, avec un double effet sur le corps : mort symbolique dans la vie, vie symbolique dans la mort. « La mort symbolique est conçue à cet égard comme négation de la vie biologique, (…) mais aussi bien comme affirmation de la vie symbolique au-delà de la vie biologique. »[6]  Le corps symbolique qui survit le corps biologique, c’est le corps élevé par le signifiant à cette dimension singulière qui le fait saisir dans une organisation funéraire.[7] La sépulture signifie une permanence du corps au-delà de la vie, elle est le signe que la vie et le corps sont désormais marqués par le signifiant.

L’accent mis sur l’effet de mortification, nouvelle modalité de l’effet corporel de la langue, ne doit pas nous faire oublier que l’opération de symbolisation a aussi un effet sur le corps imaginaire. Là où dans le stade du miroir, l’effet du symbolique était la signification de l’unité, maintenant, l’effet dans l’imaginaire sera justement que cette unité est entamée. Désormais l’accent sera sur le manque.[8] Si l’image dans le miroir était bien une image, le corps signifié par le signifiant est un corps représenté. Représentation n’équivaut pas image. Représentation implique manque. Le corps imaginaire est désormais un corps châtré. Ce qui compte, c’est ce qu’on ne voit pas, c’est le phallus imaginaire, le phallus en tant qu’il manque. Double effet corporel de la langue donc : dans le symbolique le corps est mortifié, dans l’imaginaire le corps est châtré. Par le désir, le corps mortifié se trouvera revivifié un peu. De la jouissance, de la vie, il ne restera pas plus qu’un peu de désir.

Ce corps représenté, ce corps du désir, c’est le corps que Freud rencontre dans la clinique de l’hystérie. Dans un texte de 1893, Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques, il explique comment le corps de l’hystérique, n’est ni le corps de l’anatomie, ni le corps de la perception. C’est le corps de la représentation, un corps dont les symptômes témoignent de la vérité du désir, du manque, de la castration, d’une vérité toujours sexuelle.

 
Le corps de la pulsion – le corps des trous et des bords
 
Avec l’introduction de l’ordre symbolique le corps du désir est venu à l’avant-plan, un corps mortifié dans le symbolique, châtré dans l’imaginaire. Le manque reste donc bien situé dans l’imaginaire, l’Autre étant supposé complet. Cela veut dire que rien de la vie n’échappe à l’opération de mortification, de négativation. C’est ce qui va changer dans un temps suivant.

Dans le Séminaire VI Lacan dira que le grand secret de la psychanalyse est que l’Autre de l’Autre n’existe pas. L’Autre n’étant pas complet, l’opération de symbolisation n’est pas totale, pas tout de la vie est mortifié par le signifiant, pas tout de la libido est capté (emprisonné dans l’image du corps, négativé par le signifiant), transformé en signification phallique.  Ce qui reste en dehors de la symbolisation, sera l’enjeu de l’opération de séparation qui vient compléter l’opération de l’aliénation où se produit l’effet de signification, et résultera dans la production de l’objet a, objet de la pulsion partielle. Le vivant du corps ne sera plus conceptualisé à partir de l’opposition entre l’effet de mortification du signifiant et l’effet de vivification du désir, l’opposition sera celle entre la représentation et la pulsion.

Qu’est-ce que ça veut dire ? De l’image à la représentation l’accent passait du tout visible, du tout perceptible (même si c’était un perceptum qui s’imposait), à ce qui restait invisible, à ce qui manquait dans la représentation (le phallus imaginaire). Avec l’introduction de l’objet a, cet objet hors corps comme Lacan l’appellera, l’opposition ne sera plus entre le visible et l’invisible, titre du livre de Maurice Merleau-Ponty, qui parait au moment du Séminaire XI, l’opposition sera entre le visuel et le scopique.  Au moins pour ce qui concerne l’objet regard.
 

Dans Les prisons de la jouissance Jacques-Alain Miller dit le suivant. La phénoménologie de Husserl et de Merleau-Ponty postule que le visible cache l’invisible. Puisque nous vivons dans un monde tridimensionnel, une partie des objets échappe forcément à la vision. Ce point de départ de la phénoménologie s’oppose au point de départ de Descartes.  Dans le monde de Descartes, tout est plane, nous vivons dans l’étendue. Pas de points aveugles. Dans le monde de Husserl les cachettes fourmillent. Puisque dès qu’on pose que nous voyons les choses à partir d’une certaine perspective, cela implique que d’autres restent cachées. Merleau-Ponty critique l’approche géométrique de l’espace, du monde comme Dieu le voit à partir d’une position transcendantale.

On reconnaît chez Descartes la théorie classique de la perception et de la connaissance que Lacan critiquait dès le stade du miroir. La phénoménologie critique aussi cette théorie classique, mais pas de la même façon. Ce qui revient à dire que cette critique ne suffit pas à faire des phénoménologues des lacaniens, ni de Lacan un phénoménologue. La phénoménologie postule que le sujet de la perception ne se trouve pas à l’extérieur du monde qu’il perçoit, mais elle le fait d’une toute autre façon que Lacan. Pour Lacan il n’y a pas de transparence non plus, il y a des points aveugles, mais le point aveugle n’est pas simplement un objet caché par un autre objet, un angle mort, pourrait-on dire, que l’on pourrait rendre visible avec l’aide d’un miroir spécial, en prenant une autre perspective. Pour Lacan, l’angle mort est un angle où quelque chose échappe de façon radicale à la visibilité, à la perception, et bien parce que ce point est la condition même de la perception. Ce point, c’est la place de l’objet regard.
Et puis, ce point aveugle n’est pas un angle mort, parce que c’est justement le point du plus de vie, le point où reste un part de libido, de jouissance non négativée. Le point aveugle est le point autour duquel la pulsion partielle suit son trajet. Et c’est justement pour autant que le vivant, la libido, est localisée là, que le champ de la réalité se constitue.

Rappelons la thèse de Freud que la constitution du champ de la réalité suppose une délibinalisation. Chez Lacan cette délibinalisation se réalise : 1. En emprisonnant la libido, le vivant dans l’image du corps ; c’est le narcissisme ; 2. en négativant la libido, le vivant dans la signification phallique ; c’est le désir 3. En extrayant la libido, le vivant pour la condenser dans l’objet hors-corps, objet autour duquel la pulsion suit son trajet. On voit à quel point tout cela est affaire de corps, de corps vivant. On voit aussi en quoi tout cela est effet de la langue.

Le corps de la pulsion n’est pas une image de totalité, ni une représentation, le corps de la pulsion est un corps où l’accent est sur les orifices corporels, c’est un corps de trous et de bords, c’est un corps d’objets hors-corps, d’objets chu du corps : le regard, la voix, les fèces, le sein.  Cette multitude d’objets met fin à toute idée d’unité ou d’unification du corps vivant. Pour Lacan, et en cela il diffère de Freud, il n’y a même pas un début de rassemblement, d’intégration des pulsions partielles qui se subordonneraient au phallus. Plus question d’une tendance à l’unification, tendance fondamentale de l’Eros. La seule chose qu’il y a, c’est le voile de l’image ; le corps imaginaire voile un corps de trous et de bords.

 
Le corps de la jouissance – le corps troumatisé, l’Un de l’événement de corps
 
Jusque-là, Un et unité semblaient aller de pair. Le morcellement du corps est voilé par l’image du corps unifié. Et ce corps unifié incarne en même temps la notion de l’Un. Le corps unifié constitue la quantité Un. Dans le Séminaire XX Lacan va séparer radicalement les notions de l’unité et de l’Un. L’Un du corps unifié est purement imaginaire. Mais il y a un autre Un. Dans Biologie lacanienne et événement de corps Jacques-Alain Miller souligne que la question d’où vient le Un, parcourt comme un fil rouge le Séminaire XX. La réponse de Lacan : le Un vient du signifiant.[9]

Dans ce Séminaire XX Lacan dit que le signifiant est cause de jouissance.[10] Ce signifiant-cause de jouissance, ce signifiant Un, il ne le définit plus comme un élément discret, mais comme un rond de ficelle. Pourquoi ? Parce que le rond de ficelle est « la plus éminente représentation du Un en ce sens qu’il n’enferme qu’un trou. »[11] La rencontre de la langue avec le corps est de l’ordre de la contingence. Cette rencontre affecte le corps, elle laisse une trace.  Cette trace en tant que tel est un trou, mais elle produit un effet d’itération. Voilà un effet de langue qui n’est pas effet de sens mais effet de jouissance.
Lacan va définir le corps à partir de la notion de la substance jouissante. C’est une définition très radicale pour autant que la question n’est plus comment corps et jouissance sont articulés (via la Gestalt, via la signification phallique, via les pulsions partielles), mais que le corps est défini à partir de la jouissance. « Un corps cela se jouit. »[12]   On pouvait étudier l’articulation entre jouissance et corps aussi longtemps qu’il s’agissait du corps imaginaire (que ce corps imaginaire soit abordé comme image d’une totalité, comme représentation avec le manque que cela implique, comme ayant des orifices). Quand il s’agit du corps réel, corps et jouissance, c’est la même chose. Définir le corps comme substance jouissante, c’est abandonner toute notion intuitive, imaginaire de ce que serait un corps, pour dire plus radicalement encore qu’avant qu’il n’y a pas d’évidence du corps, qu’il n’y a de corps que pour autant que l’impact du signifiant fait exister le corps comme substance jouissante.[13]

La notion de substance jouissante est la réponse de Lacan à Descartes. Descartes rompt avec l’idée aristotélicienne d’une harmonie, d’une unité du corps et de l’âme, de l’identification du corps et de l’être, du corps et de la vie. Chez Aristote, le corps est vivant, le corps respire le cosmos ; chez Descartes le corps est mort.[14] Le corps est pure étendue, le corps est une machine.[15] Depuis Descartes, qui met fin à l’union entre corps et âme, l’être humain n’est pas un corps, il a un corps. Et ce corps qu’il a, est un corps mort. Il y a bien eu des tentatives dans la philosophie de restaurer l’unité du vivant, souligne Jacques-Alain Miller, comme par exemple la phénoménologie « qui essaye de restaurer la connaturalité de l’homme au monde, qui se centre sur la présence corporelle, qui étudie la présence au monde dans, par, à travers un corps.[16] (…) La présupposition, (…) c’est qu’il y a quelque part un lieu de l’unité, qui est l’identification de l’être et du corps. »

Ce n’est pas en restaurant, comme les phénoménologues, l’unité du vivant aristotélicienne que Lacan va réinsuffler la vie au corps mort cartésien. Pour Lacan, ce qui rend le corps vivant, c’est la jouissance. A la substance étendue cartésienne, Lacan oppose le jouir d’un corps. Le corps-substance jouissante du parlêtre s’oppose au corps du sujet.  Je renvoie à l’argument d’Alexandre Stevens où il cite Jacques-Alain Miller : « Le sujet lacanien (…) il n’avait qu’un corps visible, réduit (…) à la prégnance de sa forme (…). Est-ce qu’avec la pulsion, avec la castration, avec l’objet a, le sujet retrouvait un corps ? Il ne retrouvait qu’un corps que sublimé par le signifiant. Avant le dernier enseignement de Lacan, le corps du sujet, c’était toujours un corps signifiantisé, porté par le langage. Il en va tout autrement à partir de la jaculation Yadl’Un parce que le corps apparaît alors comme l’Autre du signifiant, en tant que marqué, en tant que le signifiant y fait événement. » [17]

Le corps-substance jouissante est un corps traumatisé, c’est un corps où itère la frappe du signifiant – effet corporel de la langue -, c’est le corps de ce que Lacan appellera dans son texte sur Joyce l’événement de corps.  Là, il n’est plus question uniquement d’être ou d’avoir. Ce corps de l’événement de corps, sûrement le parlêtre ne l’est pas, et sûrement il pense seulement l’avoir, puisque le corps fout le camp à tout instant, ajoute Lacan. L’évènement de corps n’est ni de l’ordre de l’être, ni de l’ordre de l’avoir, il est de l’ordre de l’existence. C’est ce que Jacques-Alain Miller a développé dans son cours sur l’Etre et l’Un.

References:
 

[1] Ce texte reprend une intervention à la Journée de la NLS-Québec, 27 mars 2021.
[2] E. Laurent, Sur l’envers de la biopolitique, Quarto, 115-116, p. 11.
[3] A. Stevens, Effets corporels de la langue, Blog du congrès[4] J.-A. Miller, L’image du corps en psychanalyse, Quarto, 68, pp. 94-104.
[5] E. Laurent, o.c., p. 14.
[6] J.-A. Miller, Biologie lacanienne et événement de corps, La Cause freudienne, 44, p. 21.
[7] A. Stevens, o.c..
[8] J.-A. Miller, Les prisons de la jouissance, La Cause freudienne, 69, p. 116.
[9] J.-A. Miller, Biologie lacanienne …, o.c., p. 8.
[10] J. Lacan, Le Séminaire Livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 27.
[11] Ibid., p. 115.
[12] Ibid., p. 126.
[13] Ca évoque pour moi ce que Lacan a pu dire sur la paranoia : ayant étudié dans sa thèse de doctorat le rapport entre paranoïa et personnalité, il dira plus tard que la paranoïa c’est la personnalité ;  là il s’agissait de l’abandon très radical de toute conception intuitive, psychologisante de ce que serait la personnalité, comme d’ailleurs la paranoïa.
[14] J.-A. Miller, Biologie lacanienne …, o.c., p. 12.
[15] Lacan le souligne dès son séminaire II, renvoyant à un livre de Descartes L’homme, dont le premier chapitre s’intitule : La machine du corps.
J. Lacan, Le Séminaire Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, pp. 93-94.
[16] La phénoménologie ne part pas du lien entre perception et conscience, mais entre l’expérience corporelle et la perception.
[17] J.-A. Miller, L’Etre et l’Un, cours 12.
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Lieve Billiet
De l’Un de l’unité à l’Un de l’événement de corps [1]

De quoi parlons-nous quand nous parlons du corps? Nous employons le mot au quotidien, mais sans doute importe-t-il se défaire de l’illusion qu’il irait de soit qu’on sait de quoi on parle quand on parle du corps. Lacan a conceptualisé le corps de plusieurs façons : comme une image dans le miroir, comme un monument érigé, comme une surface trouée, comme un sac vide, comme la seule consistance mentale, comme une substance jouissante, …. Le thème de l’année et l’argument d’Alexandre Stevens m’ont mis au travail et voilà que je vous apporte ce que j’ai appris moi-même en retravaillant le thème, en revenant sur les conceptualisations du corps à travers l’enseignement de Lacan. Prenant comme fil la question de l’Un et de l’unité, mon parcours me mènera du corps du narcissisme, au corps du désir, puis au corps de la pulsion, enfin au corps de la jouissance. En cours de route, je ferai quelques petits détours du côté des philosophes qui sont des interlocuteurs importants de Lacan concernant le corps. Il me semble que, en gros, le débat gravite autour de deux questions : le corps relève-t-il de l’être ou de l’avoir ? le corps, est-il mort ou vivant ?
 
Le corps du narcissisme – l’Un de l’unité
 
Comment se fait-il que l’être humain puisse avoir l’illusion d’avoir un corps ? C’est la question avec laquelle Lacan fait son entrée dans la psychanalyse. Si d’emblée la question de l’avoir se pose, c’est que d’emblée il est clair que ce corps l’être humain ne l’est pas. Lacan se sert de son stade du miroir comme d’une grande balayette – pour reprendre les mots d’Eric Laurent – pour toucher à l’évidence du narcissisme dans le milieu psychanalytique.  “Le terme de narcissisme avait été introduit par Freud, et donnait l’idée d’une connaturalité du sujet avec son corps, d’une identification première du sujet avec son corps.  Lacan va se servir des apports d’autres disciplines pour montrer à quel point le sujet reste toujours à l’extérieur de son corps. Pas de narcissisme primaire est équivalent à dire : on a un corps, on ne l’est pas.”[2] Plutôt qu’un stade, le stade du miroir est une condensation logique, précise Eric Laurent. En effet, il ne s’agit pas d’une étape inscrite dans le programme du corps biologique, dans l’être. L’unification du corps morcelé de l’infans se réalise par l’assomption de l’image de l’autre que l’enfant est pour lui-même. Et c’est pour autant qu’il s’identifie avec l’image de l’autre dans le miroir, qu’il n’est plus ce corps biologique, morcelé, marqué par la prématurité, mais qu’il aura un corps, qu’il appellera ‘mon corps’. Le ‘mon’, possessif, témoigne bien qu’on est dans le registre de l’avoir.  Si cette assomption met fin au morcellement, à la déhiscence, à la discorde primordiale, – les mots figurent dans le texte de Lacan et évoquent une détresse, un désarroi organique originelle – elle ne le fait qu’en installant une autre discordance, une autre faille. Le corps que l’on a, que l’on s’est approprié comme le sien, est un corps étranger, un corps autre. C’est en cela que c’est une illusion qu’on l’aurait.

Précisons une chose. Quand on dit : l’infans s’identifie avec l’image de l’autre, on pourrait penser que l’initiative vient tout de lui. Ce n’est pas ce que Lacan pose. Sa thèse fondamentale à ce moment, thèse qu’il développe beaucoup plus loin dans son texte Propos sur la causalité psychique, concerne les effets formateurs de l’image, plus précisément du type d’image appelé Gestalt, une image qui a une certaine prégnance. L’image du corps est une telle Gestalt.

Le mot pregnance souligne ce que l’image peut avoir d’imposant, de contraignant, d’incontournable. Alors l’infans est-il pure passivité, réceptivité ? Non. Et c’est bien là qu’il y a un écart entre l’opérativité de la Gestalt dans le monde de l’animal et le monde de l’être humain.  Chez l’animal l’effet est immédiat et automatique, chez l’être humain il faut un consentement, c’est ce qu’implique le mot d’assomption. L’infans doit assumer l’image qui s’impose de l’extérieur. Pour qu’il puisse le faire, il faut la présence de l’adulte, de l’Autre qui incarne le point d’où l’enfant peut se voir. Ce point est un point symbolique, qui permet d’échapper à la dimension purement persécutrice de l’image.

Dans cette première conceptualisation du corps, l’effet du symbolique est donc l’unification du corps comme image. Alexandre Stevens le formule ainsi : « Le corps dans sa première présence, comme pur organisme, comme réel, est morcelé et c’est par l’image qu’il est fait Un, mais un Un tout imaginaire donc. La seule signification ici est celle d’une efficacité symbolique réduite à l’identification imaginaire, … »[3] En effet, qu’il s’agit du corps imaginaire, n’empêche pas qu’il y a bien un élément symbolique en jeu. Par là on peut dire que la prégnance de la Gestalt, l’empreinte de la belle forme est bien la première modalité de l’effet corporel du symbolique.

 
Deux remarques avant d’aller plus loin. Premièrement, la thèse des effets formateurs de la Gestalt constitue un renversement radical de la théorie classique de la perception et de la connaissance selon laquelle le sujet de la perception, le percipiens, se trouve hors du champ du perçu, hors du perceptum. Par la perception il acquiert une connaissance de ce monde. Et en intégrant les perceptions, il obtient une image unifiée du monde, comme de son corps.

Non, dit Lacan, ce n’est pas l’infans qui intègre les pièces détachées du corps en image unifiée. Cette image est une Gestalt qui s’impose de l’extérieur. Le perceptum s’impose, tout comme la connaissance d’ailleurs. D’où sa structure paranoïaque. Elle est d’une certaine façon persécutrice.

Lacan va critiquer cette théorie classique de façon beaucoup explicite dans la première partie de son texte D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose. Elle ne sera plus fondée là sur les effets formateurs de la Gestalt, mais sur l’effet formateur du signifiant. Mais le renversement est donc bien présent dès son stade du miroir. Elle est essentielle et reste d’une grande actualité, pour autant que la thèse que l’intégration vient de l’extérieur, que la structure s’impose de l’extérieur, que « ça passe par l’a/Autre », que la langue a des effets corporels, est exactement ce que nie l’approche neuro-cognitiviste. Pour le neuro-cognitiviste, l’intégration se fait tout seul, sans a/Autre. Là, pas question d’effets corporels de la langue, quels qu’ils seraient. Lacan passe la balaie sur les postfreudiens comme sur l’organo-dynamisme d’Henry Ey, précisément sur des points qu’on retrouve dans les thèses neuro-cognitivistes contemporaines, y compris sur le corps.

Deuxièmement, la connaissance n’a pas seulement une structure paranoïaque, elle est aussi méconnaissance. Elle ne donne pas « une idée adéquate » du monde, du sujet, de l’autre, du corps. C’est très fondamental dans ce texte et c’est une autre critique à l’adresse des postfreudiens, qui voient dans le Moi, lié au système perception-conscience dans la deuxième topique de Freud, l’instance qui serait le siège du principe de réalité, qui garantirait que ce qui se présente comme perception en soit bien une et non pas une hallucination.

Or, ce qui compte, c’est que cela montre que dans la perception, dans la connaissance, il y a de la libido en jeu. Ce qui s’impose comme perception, ce n’est pas de « l’information » toute neutre comme la théorie classique et comme les neuro-cognitivistes contemporains le postulent, ce qui s’impose c’est une expérience libidinale. Freud est très explicite sur le point que la constitution du champ de la réalité exige une délibidinalisation, il faut que la libido soit extraite. Pour le neuro-cognitiviste, l’input, c’est de l’information, pour le psychanalyste, l’input, c’est une expérience de jouissance. Pour le neuro-cognitiviste le corps est un ordinateur, une machine, et donc mort, pour le psychanalyste le corps est vivant.
Le moi, pour Freud, n’est pas pure garant de la réalité, le moi est siège du narcissisme. Ce narcissisme n’est pas primaire. L’assomption de l’image du corps se fait de façon jubilante. C’est bien une expérience de satisfaction.  Cette assomption aura comme effet que la libido sera localisée dans l’image du corps, qu’elle y sera emprisonnée, qu’elle ne circulera pas partout.[4]

 
Le corps du désir – le corps mortifié, châtré
 
Passons maintenant au Lacan classique qui se sert d’une deuxième balayette, toujours dans les mots d’Éric Laurent,[5] son atome de communication comme alternative au signifiant linguistique, pour arriver à la conception classique du sujet comme ce qui est représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Le signifiant ne renvoie pas à la chose, le signifiant renvoie à un autre signifiant ; il ne nomme pas l’être, il représente le sujet comme manque-à-être.

Qu’en est-il du corps de ce sujet qui se définit comme manque-à-être ? Il va de soi que ce corps, le sujet ne l’est pas, puisque en tout cas le sujet n’est pas de l’ordre de l’être. Mais que peut-on dire du corps qu’il a ? Avec l’introduction de l’ordre symbolique, le corps acquiert un statut symbolique. Ce corps symbolique, c’est le corps qui a subi les effets mortifères du signifiant. Le signifiant impose un effet de mortification à la vie, écrit Alexandre Stevens, avec un double effet sur le corps : mort symbolique dans la vie, vie symbolique dans la mort. « La mort symbolique est conçue à cet égard comme négation de la vie biologique, (…) mais aussi bien comme affirmation de la vie symbolique au-delà de la vie biologique. »[6]  Le corps symbolique qui survit le corps biologique, c’est le corps élevé par le signifiant à cette dimension singulière qui le fait saisir dans une organisation funéraire.[7] La sépulture signifie une permanence du corps au-delà de la vie, elle est le signe que la vie et le corps sont désormais marqués par le signifiant.

L’accent mis sur l’effet de mortification, nouvelle modalité de l’effet corporel de la langue, ne doit pas nous faire oublier que l’opération de symbolisation a aussi un effet sur le corps imaginaire. Là où dans le stade du miroir, l’effet du symbolique était la signification de l’unité, maintenant, l’effet dans l’imaginaire sera justement que cette unité est entamée. Désormais l’accent sera sur le manque.[8] Si l’image dans le miroir était bien une image, le corps signifié par le signifiant est un corps représenté. Représentation n’équivaut pas image. Représentation implique manque. Le corps imaginaire est désormais un corps châtré. Ce qui compte, c’est ce qu’on ne voit pas, c’est le phallus imaginaire, le phallus en tant qu’il manque. Double effet corporel de la langue donc : dans le symbolique le corps est mortifié, dans l’imaginaire le corps est châtré. Par le désir, le corps mortifié se trouvera revivifié un peu. De la jouissance, de la vie, il ne restera pas plus qu’un peu de désir.

Ce corps représenté, ce corps du désir, c’est le corps que Freud rencontre dans la clinique de l’hystérie. Dans un texte de 1893, Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques, il explique comment le corps de l’hystérique, n’est ni le corps de l’anatomie, ni le corps de la perception. C’est le corps de la représentation, un corps dont les symptômes témoignent de la vérité du désir, du manque, de la castration, d’une vérité toujours sexuelle.

 
Le corps de la pulsion – le corps des trous et des bords
 
Avec l’introduction de l’ordre symbolique le corps du désir est venu à l’avant-plan, un corps mortifié dans le symbolique, châtré dans l’imaginaire. Le manque reste donc bien situé dans l’imaginaire, l’Autre étant supposé complet. Cela veut dire que rien de la vie n’échappe à l’opération de mortification, de négativation. C’est ce qui va changer dans un temps suivant.

Dans le Séminaire VI Lacan dira que le grand secret de la psychanalyse est que l’Autre de l’Autre n’existe pas. L’Autre n’étant pas complet, l’opération de symbolisation n’est pas totale, pas tout de la vie est mortifié par le signifiant, pas tout de la libido est capté (emprisonné dans l’image du corps, négativé par le signifiant), transformé en signification phallique.  Ce qui reste en dehors de la symbolisation, sera l’enjeu de l’opération de séparation qui vient compléter l’opération de l’aliénation où se produit l’effet de signification, et résultera dans la production de l’objet a, objet de la pulsion partielle. Le vivant du corps ne sera plus conceptualisé à partir de l’opposition entre l’effet de mortification du signifiant et l’effet de vivification du désir, l’opposition sera celle entre la représentation et la pulsion.

Qu’est-ce que ça veut dire ? De l’image à la représentation l’accent passait du tout visible, du tout perceptible (même si c’était un perceptum qui s’imposait), à ce qui restait invisible, à ce qui manquait dans la représentation (le phallus imaginaire). Avec l’introduction de l’objet a, cet objet hors corps comme Lacan l’appellera, l’opposition ne sera plus entre le visible et l’invisible, titre du livre de Maurice Merleau-Ponty, qui parait au moment du Séminaire XI, l’opposition sera entre le visuel et le scopique.  Au moins pour ce qui concerne l’objet regard.
 

Dans Les prisons de la jouissance Jacques-Alain Miller dit le suivant. La phénoménologie de Husserl et de Merleau-Ponty postule que le visible cache l’invisible. Puisque nous vivons dans un monde tridimensionnel, une partie des objets échappe forcément à la vision. Ce point de départ de la phénoménologie s’oppose au point de départ de Descartes.  Dans le monde de Descartes, tout est plane, nous vivons dans l’étendue. Pas de points aveugles. Dans le monde de Husserl les cachettes fourmillent. Puisque dès qu’on pose que nous voyons les choses à partir d’une certaine perspective, cela implique que d’autres restent cachées. Merleau-Ponty critique l’approche géométrique de l’espace, du monde comme Dieu le voit à partir d’une position transcendantale.

On reconnaît chez Descartes la théorie classique de la perception et de la connaissance que Lacan critiquait dès le stade du miroir. La phénoménologie critique aussi cette théorie classique, mais pas de la même façon. Ce qui revient à dire que cette critique ne suffit pas à faire des phénoménologues des lacaniens, ni de Lacan un phénoménologue. La phénoménologie postule que le sujet de la perception ne se trouve pas à l’extérieur du monde qu’il perçoit, mais elle le fait d’une toute autre façon que Lacan. Pour Lacan il n’y a pas de transparence non plus, il y a des points aveugles, mais le point aveugle n’est pas simplement un objet caché par un autre objet, un angle mort, pourrait-on dire, que l’on pourrait rendre visible avec l’aide d’un miroir spécial, en prenant une autre perspective. Pour Lacan, l’angle mort est un angle où quelque chose échappe de façon radicale à la visibilité, à la perception, et bien parce que ce point est la condition même de la perception. Ce point, c’est la place de l’objet regard.
Et puis, ce point aveugle n’est pas un angle mort, parce que c’est justement le point du plus de vie, le point où reste un part de libido, de jouissance non négativée. Le point aveugle est le point autour duquel la pulsion partielle suit son trajet. Et c’est justement pour autant que le vivant, la libido, est localisée là, que le champ de la réalité se constitue.

Rappelons la thèse de Freud que la constitution du champ de la réalité suppose une délibinalisation. Chez Lacan cette délibinalisation se réalise : 1. En emprisonnant la libido, le vivant dans l’image du corps ; c’est le narcissisme ; 2. en négativant la libido, le vivant dans la signification phallique ; c’est le désir 3. En extrayant la libido, le vivant pour la condenser dans l’objet hors-corps, objet autour duquel la pulsion suit son trajet. On voit à quel point tout cela est affaire de corps, de corps vivant. On voit aussi en quoi tout cela est effet de la langue.

Le corps de la pulsion n’est pas une image de totalité, ni une représentation, le corps de la pulsion est un corps où l’accent est sur les orifices corporels, c’est un corps de trous et de bords, c’est un corps d’objets hors-corps, d’objets chu du corps : le regard, la voix, les fèces, le sein.  Cette multitude d’objets met fin à toute idée d’unité ou d’unification du corps vivant. Pour Lacan, et en cela il diffère de Freud, il n’y a même pas un début de rassemblement, d’intégration des pulsions partielles qui se subordonneraient au phallus. Plus question d’une tendance à l’unification, tendance fondamentale de l’Eros. La seule chose qu’il y a, c’est le voile de l’image ; le corps imaginaire voile un corps de trous et de bords.

 
Le corps de la jouissance – le corps troumatisé, l’Un de l’événement de corps
 
Jusque-là, Un et unité semblaient aller de pair. Le morcellement du corps est voilé par l’image du corps unifié. Et ce corps unifié incarne en même temps la notion de l’Un. Le corps unifié constitue la quantité Un. Dans le Séminaire XX Lacan va séparer radicalement les notions de l’unité et de l’Un. L’Un du corps unifié est purement imaginaire. Mais il y a un autre Un. Dans Biologie lacanienne et événement de corps Jacques-Alain Miller souligne que la question d’où vient le Un, parcourt comme un fil rouge le Séminaire XX. La réponse de Lacan : le Un vient du signifiant.[9]

Dans ce Séminaire XX Lacan dit que le signifiant est cause de jouissance.[10] Ce signifiant-cause de jouissance, ce signifiant Un, il ne le définit plus comme un élément discret, mais comme un rond de ficelle. Pourquoi ? Parce que le rond de ficelle est « la plus éminente représentation du Un en ce sens qu’il n’enferme qu’un trou. »[11] La rencontre de la langue avec le corps est de l’ordre de la contingence. Cette rencontre affecte le corps, elle laisse une trace.  Cette trace en tant que tel est un trou, mais elle produit un effet d’itération. Voilà un effet de langue qui n’est pas effet de sens mais effet de jouissance.
Lacan va définir le corps à partir de la notion de la substance jouissante. C’est une définition très radicale pour autant que la question n’est plus comment corps et jouissance sont articulés (via la Gestalt, via la signification phallique, via les pulsions partielles), mais que le corps est défini à partir de la jouissance. « Un corps cela se jouit. »[12]   On pouvait étudier l’articulation entre jouissance et corps aussi longtemps qu’il s’agissait du corps imaginaire (que ce corps imaginaire soit abordé comme image d’une totalité, comme représentation avec le manque que cela implique, comme ayant des orifices). Quand il s’agit du corps réel, corps et jouissance, c’est la même chose. Définir le corps comme substance jouissante, c’est abandonner toute notion intuitive, imaginaire de ce que serait un corps, pour dire plus radicalement encore qu’avant qu’il n’y a pas d’évidence du corps, qu’il n’y a de corps que pour autant que l’impact du signifiant fait exister le corps comme substance jouissante.[13]

La notion de substance jouissante est la réponse de Lacan à Descartes. Descartes rompt avec l’idée aristotélicienne d’une harmonie, d’une unité du corps et de l’âme, de l’identification du corps et de l’être, du corps et de la vie. Chez Aristote, le corps est vivant, le corps respire le cosmos ; chez Descartes le corps est mort.[14] Le corps est pure étendue, le corps est une machine.[15] Depuis Descartes, qui met fin à l’union entre corps et âme, l’être humain n’est pas un corps, il a un corps. Et ce corps qu’il a, est un corps mort. Il y a bien eu des tentatives dans la philosophie de restaurer l’unité du vivant, souligne Jacques-Alain Miller, comme par exemple la phénoménologie « qui essaye de restaurer la connaturalité de l’homme au monde, qui se centre sur la présence corporelle, qui étudie la présence au monde dans, par, à travers un corps.[16] (…) La présupposition, (…) c’est qu’il y a quelque part un lieu de l’unité, qui est l’identification de l’être et du corps. »

Ce n’est pas en restaurant, comme les phénoménologues, l’unité du vivant aristotélicienne que Lacan va réinsuffler la vie au corps mort cartésien. Pour Lacan, ce qui rend le corps vivant, c’est la jouissance. A la substance étendue cartésienne, Lacan oppose le jouir d’un corps. Le corps-substance jouissante du parlêtre s’oppose au corps du sujet.  Je renvoie à l’argument d’Alexandre Stevens où il cite Jacques-Alain Miller : « Le sujet lacanien (…) il n’avait qu’un corps visible, réduit (…) à la prégnance de sa forme (…). Est-ce qu’avec la pulsion, avec la castration, avec l’objet a, le sujet retrouvait un corps ? Il ne retrouvait qu’un corps que sublimé par le signifiant. Avant le dernier enseignement de Lacan, le corps du sujet, c’était toujours un corps signifiantisé, porté par le langage. Il en va tout autrement à partir de la jaculation Yadl’Un parce que le corps apparaît alors comme l’Autre du signifiant, en tant que marqué, en tant que le signifiant y fait événement. » [17]

Le corps-substance jouissante est un corps traumatisé, c’est un corps où itère la frappe du signifiant – effet corporel de la langue -, c’est le corps de ce que Lacan appellera dans son texte sur Joyce l’événement de corps.  Là, il n’est plus question uniquement d’être ou d’avoir. Ce corps de l’événement de corps, sûrement le parlêtre ne l’est pas, et sûrement il pense seulement l’avoir, puisque le corps fout le camp à tout instant, ajoute Lacan. L’évènement de corps n’est ni de l’ordre de l’être, ni de l’ordre de l’avoir, il est de l’ordre de l’existence. C’est ce que Jacques-Alain Miller a développé dans son cours sur l’Etre et l’Un.

References:
 

[1] Ce texte reprend une intervention à la Journée de la NLS-Québec, 27 mars 2021.
[2] E. Laurent, Sur l’envers de la biopolitique, Quarto, 115-116, p. 11.
[3] A. Stevens, Effets corporels de la langue, Blog du congrès[4] J.-A. Miller, L’image du corps en psychanalyse, Quarto, 68, pp. 94-104.
[5] E. Laurent, o.c., p. 14.
[6] J.-A. Miller, Biologie lacanienne et événement de corps, La Cause freudienne, 44, p. 21.
[7] A. Stevens, o.c..
[8] J.-A. Miller, Les prisons de la jouissance, La Cause freudienne, 69, p. 116.
[9] J.-A. Miller, Biologie lacanienne …, o.c., p. 8.
[10] J. Lacan, Le Séminaire Livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 27.
[11] Ibid., p. 115.
[12] Ibid., p. 126.
[13] Ca évoque pour moi ce que Lacan a pu dire sur la paranoia : ayant étudié dans sa thèse de doctorat le rapport entre paranoïa et personnalité, il dira plus tard que la paranoïa c’est la personnalité ;  là il s’agissait de l’abandon très radical de toute conception intuitive, psychologisante de ce que serait la personnalité, comme d’ailleurs la paranoïa.
[14] J.-A. Miller, Biologie lacanienne …, o.c., p. 12.
[15] Lacan le souligne dès son séminaire II, renvoyant à un livre de Descartes L’homme, dont le premier chapitre s’intitule : La machine du corps.
J. Lacan, Le Séminaire Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, pp. 93-94.
[16] La phénoménologie ne part pas du lien entre perception et conscience, mais entre l’expérience corporelle et la perception.
[17] J.-A. Miller, L’Etre et l’Un, cours 12.
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